Un arrière-goût de rouille, Denoël, 2010, 537 pages
Une captivante scène d’ouverture met le roman en marche vers une tragédie en constante aggravation. Isaac fuit de son foyer avec 4000 $ qu’il a volé à son père. Il a un plan qu’il sait à moitié ridicule : faire du stop jusqu’en Californie et étudier l’astrophysique au Lawrence Livermore National Laboratory. Mais avant de s’éloigner de la ville, il tombe sur son copain Billy Poe, et les deux s’abritent de la pluie dans une usine à moitié effondrée. Lorsqu’ils affrontent trois sans domicile fixe, Isaac veut s’enfuir, mais Billy - qui ne peut jamais résister à une baston - se mesurent à eux et l’un des hommes est tué.
Cette mort est pleine d'ambiguïté morale et de répercussions compliquées que Meyer explore le reste du roman. Plutôt que d’immédiatement se rendre à la police, les jeunes hommes paniquent, rendant bien pire encore une situation déjà compromettante. Billy est arrêté et enfermé dans une brutale prison d’état où ont lieu les scènes les plus atroces de l’histoire. Il refuse de dire quoi que ce soit qui pourrait l’exonérer aux dépens de son ami. Entre-temps, Isaac continue sa marche pour la Californie, s’amusant et s’éveillant à lui-même à travers la narration en un style héroïque de sa misérable aventure : "Chased by bandits," he thinks, "the kid perseveres. . . . Empty stomachs make for clear heads. Bored with walking he grows gills, swims upriver, comes out downtown. Crowd swoons." Fantasme constamment remis en question par la culpabilité d’avoir abandonné son père handicapé et son ami emprisonné.
Chaque chapitre porte une attention particulière à un personnage différent, structure qui tend à souligner à quel point ils sont isolés, entretenant leurs secrets et leurs désirs. Meyer mélange ses propres observations aux pensées de ces gens, alors qu’ils s’inquiètent et se rassurent, tombent en dépression et se reprennent ensuite, quelque peu désespérés.
Le jeune Billy est un héros existentiel dans la tradition de celle qui s’étend d’Ernest Hemingway à Cormac McCarthy. Il est violent et imprudent, mais possède un brin de conscience, un désir ardent de bien faire et d’agir honorablement en une situation dont il sait qu’elle ne lui permet pas de survivre. Et le portrait de sa mère, Grace, est tout aussi brillant (contrairement à Hemingway ou McCarthy, Meyer sait aussi créer des personnages féminins réellement déchirants). Grace est piégée par une série de choix médiocres, déroutée par la manière dont le destin s’est toujours retourné contre elle et terrifiée par la possibilité de perdre son fils.
Le ton de Meyer est moins polémique que celui de John Steinbeck, mais il travaille sur une échelle aussi vaste, utilisant les luttes de quelques personnes désespérées afin de dresser un portrait de la tragédie de l’existence en un lieu n’offrant aucun emploi, aucune chance d’amélioration.
"In the time since Poe and Isaac were born," he tells us, "the area had lost 150,000 jobs -- most of the towns could no longer afford basic services; many no longer had any police. . . . It was like this all up and down the river and many of the young people, the way they accepted their lack of prospects, it was like watching sparks die in the night."
Ces scènes sont empreintes d’un sentiment de renouveau de la nature, de détails étrangement beaux d’un environnement se rétablissant de décennies d’abus. On y trouve un écho de The World Without Us, l’obsédant livre d’Alan Weisman évoquant la façon dont le monde changerait si l’humanité s’évanouissait subitement. Dix années après que l’usine locale ait fermé, “ "it now stood like some ancient ruin, its buildings grown over with bittersweet vine, devil's tear thumb, and tree of heaven. The footprints of deer and coyotes crisscrossed the grounds." La Terre reprend ses droits, selon la suggestion de Meyer, faisant des affaires humaines une simple interruption momentanée, perspective à travers laquelle notre prospérité semble d’autant plus brève.
Meyer grandit à Baltimore, où il abandonna le lycée et poursuivit des carrières variées en tant que technicien médical des services d’urgence, ouvrier en bâtiment et trader en produits dérivés pour une banque suisse. Il étudia pendant ce temps-là l’anglais à Cornell, et enseigna récemment l’écriture à Austin, Texas. La variété de ces expériences - la connaissance intime d’un labeur physique difficile, de la haute finance et de la grande littérature - façonne chaque page d’Un arrière-goût de rouille. En effet, le fardeau de la Signification pèse lourdement sur ces chapitres, et le rythme est un peu inconstant. L’indécision à la Hamlet de Billy et Isaac advient au détriment de l’impulsion en avant du roman, mais la violente tension de l’intrigue s’impose toujours d’elle-même. En des termes des plus vivifiants, Meyer a calculé les pertes humaines d’une économie misérable. Il n’aurait pu se douter, alors qu’il travaillait sur son histoire de trou paumé, qu’il la publierait à une période dont la pertinence serait aussi inquiétante.
Article paru en anglais dans le Washington Post du 25 février 2009 et traduit par Gaëtan Flacelière. Avec l'aimable autorisation de l'auteur.