A Benoit Jeantet
« Qu'est-ce que tout cela à propos de Jane Austen ? Qu'y a-t-il en elle ? De quoi s'agit-il ? »
Joseph Conrad
Jane, Jane, Jane... Tu es morte, sans que je puisses te côtoyer, n’étant né, sans que je le déplore, ne t’aimant guère. Il me faut aujourd’hui pourtant évoquer ton oeuvre, un lecteur ayant regretté que j’ose te juger ennuyeuse, à quoi il répondit laconiquement : non, non, et non ! Oui, tu as des adversaires, mais n’aie crainte : on fait de tes livres des films à Hollywood, on réédite ton oeuvre complète, même les grosses cales, l’été, on te remarque, couverture écornée, sous les parasols. Bref, tu as cette chance assez rare d’être toujours lue, largement étudiée, souvent critiquée, l’honneur d’être dans le coup, comme dirait un journaliste de la page hype du Cosmopolitan. Avant quelques articles autrement plus , j’ai eu l’idée, je l’avoue pas forcément brillante, de te consacrer un petit article en forme de récréation avant quelques autres autrement moins gais : qu’a-t-on dit de toi, ma chère précieuse, depuis près de deux siècles (vingt décennies de santé, la vache, et toujours jeune) ?
En 1816, Walter Scott, pardon, Sir Walter, critiquant ton Emma dans la Quaterly Review, revue célèbre pour avoir publié un méchant papier sur Endymion de John Keats, que tu as peut-être lu sans à mon avis l’apprécier, connaissant tout de même un peu tes goûts, faisait la part de tes forces et faiblesses :
« La connaissance du monde par l’auteur, et le tact particulier avec lequel elle présente les personnages que le lecteur ne peut échouer à reconnaître, nous rappelle quelques mérites de l’école picturale de Flemish. Les sujets ne sont pas souvent élégants, et certainement jamais grandioses ; mais ils sont achevés d’après nature, et avec une précision qui enchante le lecteur... Ses mérites consistent davantage en la force d’une narration conduite avec beaucoup de netteté et de doigté, et des dialogues réservés mais comiques, dans laquelle les personnages des narrateurs s’élaborent eux-mêmes avec un effet dramatique. Les défauts émergent du détail minutieux que comprend le plan de l’auteur. Les personnages fous ou simples, tels que ceux de la vieille Woodhouse et de Miss Bates, sont présentés de manière ridicule, mais bien qu’ils soient trop souvent mis en avant et que l’auteur s’éternise trop longtemps dessus, leur prose est apte à devenir aussi usante dans la fiction que dans la véritable société. »
En 1852, George Henry Lewes, critique littéraire à l’époque très réputé, semble-t-il âme-soeur de George Eliot, fut le premier à identifier les raisons pour lesquelles les pro et contra-toi se querelleront pour déterminer ta valeur sur le marché, comme tu le sais toujours fluctuant :
« En premier lieu et avant tout, déclarons qu’Austen est le plus grand artiste qui ait jamais écrit, si on utilise le terme pour signifier la parfaite maîtrise des moyens en vue de sa fin. Il existe des hauteurs et des profondeurs dans la nature humaine que Miss Austen n’a jamais escaladé ni sondé, il y a des mondes d’existence passionnée dans lesquels elle n’a jamais mis les pieds ; mais bien que cela soit une évidence pour chaque lecteur, il est aussi évident qu’elle n’a risqué aucun échec en essayant de décrire ce qu’elle n’a pas vue. Son cercle est peut-être restreint, mais il est complet. Son monde est un orbe parfait, et vital. La vie, telle qu’elle se présente à une gentlewoman anglaise paisiblement et toutefois activement engagée dans son calme village, est reflétée dans ses oeuvres avec une pureté et une fidélité qui doit les doter d’un intérêt éternel. »
Ainsi, ta grandeur ne fut réellement fixée dans l’histoire littéraire qu’en 1870, avec la parution conjointe d’un essai de Richard Simpson dans la North British Review (1) et des Mémoires de James Edward Austen-Leigh, l’un de tes nombreux neveux. Les dithyrambes fusèrent dès lors avec parfois quelque grotesque, se contentant souvent de reprendre celle émise par Lord Macaulay en 1843, qui n’hésite pas une seconde à rapprocher tes écrits à l’oeuvre de William Shakespeare lui-même (2) ! De cette admiration sans réserve naquit une espèce de fan-club, essentiellement féminin, sujet d’une nouvelle de Rudyard Kipling, que tu n’a malheureusement jamais pu lire et qui t’aurait fait je crois assez rire sous cape, The Janeists, composée en 1924 et dans laquelle l’auteur décrit une petite armée de groupies religieusement dévouée à l’oeuvre de la Chère Tante Jane (oui, c’est toi - ne glousse pas, je t’en prie), sorte de bienveillante matrone victorienne, bien sous tout rapport, tricotant de belles écharpes sentimentales dont se drapent de vieilles filles en mal d’amitiés platoniques et sous lesquelles elles parfument leur virginale nuque d’eau de rose fortement distillée. C’est cette frange de fanatiques qui, ironiquement, contribuera à fixer l’image d’une oeuvre falote, noyée dans la sensiblerie, n’intéressant que les lectrices abonnées à France-Loisirs ou aux grands-mères dont la nature du bon roman est de s’achever comme un conte, ils furent heureux et se tinrent la main devant le feu de cheminée, ad nauseam etc. On ne choisit pas ses lecteurs, n’est-ce pas ? Au moins en as-tu assez pour remplir un continent.
La critique la plus célèbre et acerbe de tes livres vint de Charlotte Brönte, Anglaise comme toi, beaucoup plus jolie paraît-il (tu es vengée, toutefois, on la lit moins que toi et elle mourut assez jeune) :
« L’auteure [remarque comme elle te rabaisse subtilement, la garce] aurait accueilli de telles manifestations [l’enthousiasme, l’énergie, le chaleureux, le poignant] avec un ricanement de bonne famille et les aurait paisiblement méprisées, les considérant outrées ou extravagantes. Elle mène curieusement bien son affaire, esquisser la surface des vies d’Anglais raffinés. Il y a une fidélité chinoise, une délicatesse de la miniature, dans la peinture. Elle ébouriffe sa lectrice sans rien de véhément, trouble le lecteur sans rien de profond. Les passions lui sont parfaitement inconnues [...]. Ce qui voit intensément, parle judicieusement, se meut souplement convient à son étude : mais ce qui palpite vite et pleinement, bien que dissimulé, ce que le sang exécute d’urgence, ce qui est le siège invisible de la vie et la cible douée de sens de la mort, cela Miss Austen ignore... Jane Austen était une très sensible dame, mais une très incomplète et assez peu sensible femme - si cela est de l’hérésie, je n’y peux rien. »
Où l’on retrouve, donc, l’école de la passion contre l’école de la raison, deux pôles dont Horace Walpole résuma laconiquement les positions : « Ce monde est une comédie pour ceux qui pensent, une tragédie pour ceux qui sentent. » Cela ne surprendra pas les lecteurs de Brönte, héritière, toutes proportions gardées, des poètes romantiques britanniques, ni ceux qui, comme d’autres critiques, t’affilièrent à la tradition du roman comique et ironique anglais dont la racine s’est nouée autour de Lawrence Sterne puis Thackeray (que tu aurais peut-être aimé) - on peut d’ailleurs avancer qu’une sorte de compromis entre les deux tendances fut développé par Thomas Hardy, notamment dans l’immense et méconnu Woodlanders. Virginia Woolf, dont les livres me tombent par ailleurs des mains aussi vite que les tiens, ne vit dans ces reproches que lecture superficielle, et répliqua en affirmant que tu étais « une maîtresse d’émotions bien plus profondes que celles qui apparaissent à la surface. Elle nous stimule à fournir ce qui n’est pas là. » Va savoir exactement ce qu’elle entendait par cette dernière phrase...
Outre le manque de passion, une des critiques qui te sont les plus fréquemment adressées est l’étroitesse de tes sujets, d’autant plus triviaux et frivoles que tu écrivis à une époque où l’Angleterre était engagée dans un duel à mort avec Napoléon Bonaparte, où Byron écrivait son Corsaire, Southey son Roderic, Maturin son Bertram. Tu te contenta, toi, de dresser le portrait de quelques familles de campagne, occupées de rapports d’argent et de questions de mariage, indifférentes à celles du salut, du Mal, ne s’intéressant à la chute du nouvel Empire Romain qu’à cause de ses répercussions financières et des nouvelles situations qu’elle crée dans la société britannique. En somme, à des sujets bourgeois, qui pourtant continuent à fédérer toutes classes d’hommes et femmes, quand bien même il ne resterait plus aucun aristocrate tel que tu les connus, sinon caricaturés en ridicules, paradoxe que tenta de résoudre Lord David Cecil dans un essai qui t’est consacré :
« La vision d’Austen est profonde. Il existe d’autres manière de considérer l’existence, de bien plus vastes ; concernée exclusivement par les relations personnelles, elle laisse de côté d’importants aspects de l’expérience. Mais sur son propre sol, Jane Austen va droit au coeur du sujet ; sa philosophie, toute de grâce et sans prétention, fondée sur une reconnaissance inébranlable des faits, dirigée par une infaillible perception de la qualité morale, est aussi impressionnante que celles des romanciers les plus majestueux. » (3)
Autre reproche qui t’est fait, lieu commun à vrai dire surtout énoncé par quelques critiques (4) trop souvent enclins à bêtement transposer des situations du début du XIXème siècle au monde contemporain, dans l’optique de traquer le fameux petit-bourgeois réactionnaire, celui d’avoir complaisamment accepté la structure sociale de la Couronne, autrement dit la réalité. A leur suite répondront Fraser Easton, James Thompson, Lauren Goodlad et Mary Evans qui, en plus de noter ta constante ironie à l’endroit des castes dirigeantes, particulièrement dans Mansfield Park, prétendront trouver dans Sense and Sensibility une attaque de la société capitaliste, voire, dans le cas de la dernière, des réflexions assez proches de celles de... Karl Marx (5). Une remarque plutôt banale et à ranger selon moi au rayon psychologie de comptoir, rapportée par D.W. Harding, vise à concilier les divers points de vue et à expliquer l’absence de théorie subversive dans ton oeuvre : écartelée entre une corruption sociale dont tu avais conscience et un fort attachement au socle familial, tu aurais développé ses critiques... inconsciemment. Selon un mouvement qu’il appelle la « haine régulée ». Qu’en penses-tu ? Moi ? Bah, en plus d’être peu convaincu par ce schéma à mes yeux beaucoup trop simpliste, te prenant d’ailleurs de très haut en suggérant que la potiche n’avait pas conscience de ce qui se passait dans son propre pays, je me demande toujours pourquoi certains désirent à tout prix, quitte à créer de nouvelles cases et à expliquer cliniquement telle vision du monde, que tous les grands romans, bons ou mauvais, aient la révolution comme ferment et drapeau, aillent dans le sens du progrès, soient, en un mot, modernes. Où je veux en venir, au juste ? Bon. T’es courageuse, au moins, tatie Jane... Désolé, comme dirait Charlotte, I can’t help it.
Je suis peut-être un brin réducteur moi-même, mais n’y-a-t-il pas quelque raison pour laquelle nous les nommons classiques, autre que celle, évidente, de leur célébrité et répercussion dans l’histoire littéraire ? La plupart d’entre eux ne sont-ils pas conservateurs, c’est-à-dire promouvant la nécessité absolue de la continuité historique, la préservation des assises séculaires, des formes institutionnelles ? Oui, je sais, mamie, ça fait beaucoup de questions et très peu de descriptions... Même les écrivains les plus radicaux, comme Tolstoï par exemple, prêchaient en vérité non pour une démolition des acquis ni même pour un retour vers des traditions disparues, mais pour une réalisation des promesses antiques non tenues, pour une poussée active des forces souterraines mis en branle par des philosophes a priori conservateurs mais dont la charge, si elle avait été amorcée, aurait fait exploser bien des troncs solidement plantés. L’auteur de Guerre et Paix (oui, Jane, ça ressemble à un de tes titres...) voyait ainsi dans le Sermon de la Montagne l’enseignement le plus révolutionnaire jamais adressé à l’humanité, non seulement parce qu’il remet en cause des notions politiques encore en vigueur, mais aussi parce qu’il s’agit paradoxalement du message le plus limpide jamais dispensé. Tolstoï serait-il qualifié de moderne pour avoir affirmé que le Christ est plus subversif que n’importe quel doctrinaire le sera jamais ? J’en doute. Classiques, conservateurs, évidemment, eux pour qui l’Homme est Verbe, cette denrée en voie de péremption, pour qui le monde est signes avant d’être images, eux qui publient leurs pensées sur une matière millénaire, docteurs de l’âme occupés à sonder un terrain dont ils ne découvriront jamais le fond ni l’essence, eux qui seront toujours, en un sens, des perdants. L’heure est à l’invention, les classiques, eux, comme auraient dit Plotin, ou plus proche de nous, Céline, ne font que découvrir ce qui existe déjà, ce qui, comme l’étymologie le dit avec tant de puissance, est couvert par les ruines et serrés par les racines. Les classiques soulèvent le voile, ne créent pas ce qui derrière s’y cache.
Il n’y a ainsi peut-être pas de classiques utopistes, sinon pour mieux révéler les dystopies, soit l’ébranlement des piliers, la marche sanglante vers le tremblement du monde, jetant à bas ce que l’humanité a patiemment et douloureusement, pierre après pierre, poutre après poutre, bâti à la sueur et à la cale, réajustant lorsqu’il le fallait la pose de tel édifice branlant. Pourquoi un tel besoin de revenir à l’ancien, aux statues, aux mémoires ? Pourquoi, en l’homme, inscrit ce désir non seulement de posséder, mais de garder, de conserver, si cela est si néfaste ? Les conservateurs, toi y compris, auraient peur du changement. Non... ils ont peur que le changement justement ne change rien, que l’homme soit condamné à vivre l’éternel retour, que la mèche alors allumée fasse long feu, que brusquer les choses leur fasse perdre de la vitesse. Rien n’est figé, c’est une règle naturelle, alors pourquoi brusquer les choses, avec le risque de leur faire perdre de l’équilibre et de la vitesse ? Le monde en est encore à se déplacer sur des roulettes, on ne peut les enlever sans risquer la chute et l’effroi qui suit. Oui, tu as bien raison de noter que nous avons en commun l'art de jaspiner
Quoi qu'il en soit, toute conservatrice que tu sois, tu as réussi selon certains, Arnold Kettle particulièrement, à modifier à la fois les sensibilités historiques et la pratique littéraire :
« Après Jane Austen, les grands romans du dix-neuvième siècle sont tous, de manière différente, des romans de la révolte. La tache des romanciers étaient la même qu’autrefois - de montrer la réalité, d’exprimer la vérité sur la vie telle qu’ils y faisaient face. Mais pour faire cela, pour court-circuiter la structure complexe de l’inhumanité et du sentiment du faux qui mangeaient la conscience du monde capitaliste, il était nécessaire de devenir un rebelle... Les grands romanciers étaient des rebelles, et la mesure de leur grandeur se trouve, en dernière analyse, correspondre avec le degré et la consistance de leur rébellion. Ce n’était certes pas toujours une rébellion consciente, intellectualisée ; très rarement était-elle basée sur quelque analyse sociologique. Il s’agissait plutôt d’une rébellion de l’esprit, d’une conscience totale, et elle se reflétait indirectement, seulement, dans la vie que les écrivains menaient. Emily Brönte, Henry James et Joseph Conrad, se conformant en apparence aux standards acceptés par leur époque, sentirent non moins profondément que les radicaux Dickens, George Eliot et Samuel Butler, la dégradation de l’existence humaine dans la société victorienne. (6)
Tu n’en tires pas trop mal, n’est-ce pas ?
Mais oui, je te trouve toujours suprêmement ennuyeuse. Pardonne-moi.
(1) Critique à lire ici
(2) « Shakespeare has had neither equal nor second. But among the writers who, in the point which we have noticed, have approached nearest to the manner of the great master we have no hesitation in placing Jane Austen, a woman of whom England is justly proud. She has given us a multitude of characters, all, in a certain sense, commonplace, all such as we meet every day. Yet they are all as perfectly discriminated from each other as if they were the most eccentric of human beings. There are, for example, four clergymen, none of whom we should be surprised to find in any parsonage in the kingdom—Mr. Edward Ferrars, Mr. Henry Tilney, Mr. Edmund Bertram, and Mr. Elton. They are all specimens of the upper part of the middle class. They have all been liberally educated. They all lie under the restraints of the same sacred profession. They are all young. They are all in love. Not one of them has any hobby-horse, to use the phrase of Sterne. Not one has a ruling passion, such as we read of in Pope. Who would not have expected them to be insipid likenesses of each other? No such thing. Harpagon is not more unlike to Jourdain, Joseph Surface is not more unlike to Sir Lucius O’Trigger, than every one of Miss Austen’s young divines to all his reverend brethren. And almost all this is done by touches so delicate that they elude analysis, that they defy the powers of description, and that we know them to exist only by the general effect to which they have contributed. » in Madame d’Arblay, The Harvard Classics Shelf of Fiction, 1917.
(3) Lord David Cecil, Jane Austen, 1936
(4) Citons notamment Beth Fowles Tobin et son ouvrage The Moral & Political Economy of Austen’s Emma, et David Kaufmann.
(5) Pour plus de détails sur les différents points de vue développés par sociologues, économistes et politiques sur les romans d’Austen, se reporter à Jane Austen, Robert P. Irvine, Routledge, 2005, à partir de la page 119.
(6) in D.W. Harding, Regulated Hatred and Other Essays on Jane Austen, Continuum, 1998