« Un excellent exemple nous est fourni par le roman d'Arthur C. Clarke Rendez-vous avec Rama. Celui-ci nous offre une fort bonne démonstration des divers degrés de simulation de l'inconnu que peut produire un auteur. Le roman se situe dans un futur relativement proche : on y constate que les institutions politiques et sociales (tel le mariage) sont légèrement différentes des nôtres, mais pas au point de vraiment désorienter le lecteur. L'élément le plus important est bien sûr Rama : l'objet inconnu qui pénètre dans un univers certes déjà décalé, mais largement intelligible. Rama est le nec le plus ultra en matière d'objet fictif et inintelligible : il s'agit d'un cylindre de métal gigantesque. Mais si son origine extraterrestre devient rapidement évidente, les humains qui l'explorent ne parviennent pas à en deviner la nature. Il en est de même pour tout ce qu'il contient. »
Cette idée permet de mesurer la distance qui sépare Rama de la « comète » de Jack Williamson, dont on comprend assez vite la nature. De plus, même si les créatures qui occupent celle-ci demeurent énigmatiques, leurs intentions sont claires, tout aussi claires que celles des innombrables peuples extraterrestres qui, tout au long de l’histoire de la science-fiction, ont tenté d’envahir et/ou de détruire notre système solaire : c’est leur agressivité et leur avidité — celle-ci découlant de celle-là — qui rend les Cométaires intelligibles aux yeux des humains. On pouvait déjà le constater chez les extraterrestres en quête de fer dans la série des Fulgurs : dans un cas comme dans l’autre, le besoin de matières premières constitue la principale motivation de l’autre venu d’ailleurs.
De la même manière, dans le film Alien de Ridley Scott, c’est par sa voracité que la créature éponyme paraît la moins étrangère à notre compréhension. La nécessité de se procurer — par la force — des matières premières, de l’énergie ou de la nourriture sont des motivations tout à fait humaines, même si le reste du comportement des créatures et/ou artefacts impliqués demeure inexpliqué.
En cela, Rendez-vous avec Rama diffère profondément des textes et films précités. L’étrangeté, le mystère demeurent entiers, tout comme chez la créature parfaitement autre à qui est confronté le protagoniste humain de « L’Odyssée martienne » (10) de Stanley G. Weinbaum. Ou comme dans 2001, serait-on tenté de dire. Toutefois, Rama ne représente pas un simple démarquage des monolithes noirs. En effet, alors que ces derniers interfèrent avec l’espèce humaine — en agissant notamment sur son évolution, comme le suggère la première partie du film/livre — Rama se contente de passer, indifférent aux minuscules créatures qui le visitent et cherchent désespérément à le comprendre. La seule interaction est le fait des êtres humains, ce qui le différencie également du Martien de Weinbaum — lequel, même si ses motivations demeurent ignorées, apporte cependant son aide au personnage principal.
Par son absence d’agressivité comme d’interventionnisme, par l’énigme que représentent les mobiles de ceux qui l’ont construit, par son indifférence à l’égard de l’espèce humaine, Rama constitue donc un mystère d’une nature quasiment métaphysique. Il n’est d’ailleurs pas innocent qu’il porte le nom d’un dieu hindou.
Si Rendez-vous avec Rama appartient à la science-fiction « totale » évoquée par Sylvie Denis, c’est avant tout parce que l’environnement dont la découverte et la description constituent l’essentiel du roman est totalement étranger à tout ce que l’être humain — et, donc, le lecteur — a pu rencontrer dans son quotidien. L’intérieur du Big Dumb Object n’est pas réductible à nos connaissances, ni à celles des personnages qui en effectuent la visite. Certes, les lois physiques s’y appliquent, comme partout ailleurs dans l’univers, et Clarke prend grand soin de mettre en avant des caractéristiques telles que l’augmentation de la gravité et de la densité de l’atmosphère à mesure que l’on s’écarte de l’axe de rotation. Mais ces données familières ne font que renforcer l’énigme majuscule représentée par Rama.
Ainsi, on y trouve des villes auxquelles les visiteurs humains donnent les noms de cités de la Terre… Seulement, s’agit-il bien de villes au sens terrien du terme ? Ici, l’analogie est employée pour renforcer le mystère, et ce qui peut paraître familier se révèle en réalité tout à fait étranger :
« Le vrai New York, comme toutes les habitations humaines, n’avait jamais été terminé. Ceci, en revanche, était tout de symétrie et de modules mais d’une organisation si complexe qu’elle décourageait l’esprit. Cela avait été conçu et planifié par une intelligence hautement directive, puis construit et achevé comme une machine vouée à quelque fonction précise. Après quoi, n’étaient plus possibles ni croissance, ni changement. »
Ce passage me semble typique de l’impression produite par Rama sur l’esprit de ses visiteurs : le Big Dumb Object et son contenu ne sont pas réductibles à des concepts humains, précisément parce qu’ils ont été construite par une race étrangère dont l’aspect demeure ignoré et la mentalité insaisissable. Tout ce que les explorateurs peuvent glaner, ce sont des bribes d’un savoir et d’une pensée qui leur échappe. Nous sommes bien dans la science-fiction « totale », et la soumission de cet environnement d’une profonde étrangeté aux lois scientifiques connues et reconnues n’en altère pas le mystère, bien au contraire.
La science rejoint ici la métaphysique, et le sentiment principal dominant le livre, outre la curiosité scientifique, est bel et bien ce que les anglo-saxons appellent « awe », et que l’on pourrait traduire par une terreur mêlée de respect face à des manifestations divines — ou, du moins, dépassant l’entendement. Comme si la profonde différence des bâtisseurs de Rama et leur avance technologique considérable engendraient une forme de transcendance. Roland C. Wagner
(10) In Une Histoire de la science-fiction, Librio.