Manger un plat, un gâteau, une friandise n'est pas seulement une expérience gustative. Ca fait penser à "autre chose"... Et cet "autre chose", quel qu'il soit, m'intéresse! Voici donc: Mon père était chroniqueur gastronomique. On ne se rend pas compte que, dans ce métier, il n'est pas question de dire "j'aime pas les épinards" ou "j'aime pas ça"!. On a ses préférences, mais on se doit de tout apprécier, de pouvoir rendre compte de la bonne exécution de telle ou telle recette, par exemple. On doit se dissocier de ses goûts d'enfance pour être ouvert à tout! Sinon, on ne peut pas faire ce métier exigeant! Ce métier d'adulte! Bien sûr quand l'épicier Paul Corcellet a importé des termites en boîte et des fourmis rouges au chocolat, ainsi que des sauterelles en conserve, mon père, comme les autres chroniqueurs, a tiqué... Mais il ne DEVAITpas être dégoûté par un plat, au départ... Finie, l'enfance, le "j'aime pas ça"... les goûts sont culturels et sociaux! L'adolescence, l'âge adulte se définissent aussi par le passage du sucré à l'amer, à la diversification des plaisirs gustatifs... Au rejet de la "néophobie alimentaire", au désir d'aventures gustatives et palatines! Quand j'étais môme on consommait (rarement) du ketchup dans ma famille. Cela vient de ce que pendant l'Occupation, ma grand-mère se réfugia aux Etats-Unis. Le ketchup n'était pas très répandu malgré l'américanolâtrie ambiante. Parmi mes camarades d'école, n'aimait ça ! Aujourd'hui, le ketchup est aussi obligatoire que la mayonnaise industrielle dans le moindre sandwich... Avant la mode du chili con carne, de la peu subtile cuisine "Tex-mex", aucun gamin ne supportait les haricots rouges! Et voici qu'on en trouve partout! Quant à la soupe au potiron, avant l'assaut agressif, colonial et publicitaire visant à l'instauration d'halloween en Europe, c'était impensable... Et c'est aussi l'histoire de Popeye, inventé pour vendre les épinards en boîte! Le palais des enfants, semble t-il, n'a pas changé à ce point en trois décennies! Il n'y a pas de mutation biologique, d'évolution faisant passer du dégoût du ketchup à l'impossibilité de s'en passer! Bref, Ducimus ut nervis alienis mobile lignum(On nous mène comme des marionnettes de bois que meuvent des muscles étrangers). Horace, Satires, II, 7, 82. ... et nos goûts ne sont pas plus personnels que la plupart des choses que nous croyons telles. C'est, nul ne l'ignore, l'un des fondements de la sociologie: un phénomène comme le suicide semblait ne procéder que de l'intime. Emile Durkheim, en son temps a montré qu'il dépendait de bien d 'autres circonstances et qu'il montrait des constantes extérieures au libre-arbitre... Avec un peu d'effort, il existe cette possibilité de devenir "un autre en goût" (car on éduque le goût, lorsqu'on veut faire l e métier de mon père, comme on apprend à connaître le vin. Et si, durant une journée, on s'efforçait d'aimer ce qu'on n'aime pas? Cette proposition d'expérience me fait penser au méthodique "dérèglement de tous els sens" de Rimbaud... Il s'agit de ne plus ressentir comme avant, de ne plus être le môme qui déteste la soupe! Il s'agit d'aimer la soupe! Et de savoir dire pourquoi... Une aventure curieuse et certainement intéressante... A qui nous feront penser ces plats que nous ne mangeons jamais? Qui évoqueront-ils, quels souvenirs? Tiens, l'espace de notre sensibilité s'agrandira ainsi. Des oublis se dissiperont.. Ma parole! Ce pourrait être une "thérapie» Cette idée "d'apprendre à aimer" (et j'aime l'ambiguïté du français popur ce verbe: elle se sature de sens) demeure très importante pour moi: je pense que le rapport de cette nécessité professionnelle de mon père a joué sur ma volonté, ma manière d'écrire... JE crois fermement qu'essayer, ne serait-ce que provisoirement de changer ses goûts peut aider grandement. D'ailleurs, moi qui vous parle, je l'ai fiat. Et c'est un autre moi que le je du moi-même qui vécut ainsi en reflet d'identité. C'est le point de départ détourné de mon essai spéculaire réfléchi (voir ci-dessous) non encore publié: Le Miroir et le masque! Serendipité: il semble, à la lecture, que ça n'ait rien à voir! Goûter consciemment, méthodiquement une nourriture que l'on aime pas constitue l'un des 101 exercices de philosophie quotidienne de Roger-Pol Droit, livre précieux... Ensuite, on se pose des questions. Et, comme un écrivain sagace, on peut déclarer: Je dis que mes désirs (...) ne sont peut être pas conformes à mon tempérament. Toujours cette affaire de possibles qui me déroutent si bien que j'en viens à méconnaître mes véritables goûts. Robert Pinget, Graal Flibuste, 1966. Et si nous tentions l'aventure: Qui n 'aurait envie de renverser la table de ses désirs et de ses dégoûts ? id. A suivre!