New Order est né quelques années auparavant, à la suite d'un drame: le suicide d'un talent précoce, mais trop torturé pour survivre dans ce Manchester ouvrier des late 70's et dans ses crises épileptiques qui le rongent de plus en plus. Triste cadre de vie et délires mentaux lui font perdre la raison peu à peu et il en vient donc à se suicider le 18 mai 1980, retrouvé pendu dans sa cuisine, à l'âge à peine de 24 ans. Je veux bien sûr parler de Ian Curtis, atypique leader du plus grand groupe post-punk, Joy Division. Ian laisse donc à l'abandon un groupe qui était promis à un avenir plus radieux... Seule solution pour les 3 membres restants: continuer l'oeuvre qui leur était promise d'écrire. Mais, ils sont bien conscients que ce n'est pas en se limitant à chercher un autre chanteur et à continuer sur le même chemin - l'aura de Ian étant déjà à cette époque trop importante - qu'ils vont survivre dans le paysage musical des early 80's, où la New Wave se profile déjà à l'horizon...
Après un premier album Movement (1981) où les 4 membres de New Order (ils ont entre temps recruté Gillian Gilbert au clavier et à la guitare, compagne de Stephen Morris) ne se sont pas encore démarqués de ce qu'ils écrivaient avec Joy Division - même si l'on peut déjà ressentir les prémices d'une certaine évolution - le groupe sort un maxi, le lundi 7 mars 1983.
C'est donc en ce « lundi saint », date à marquer d'une pierre blanche, que les gens vont découvrir et devenir les témoins de la sortie d'un des plus grands morceaux de tous les temps. J'vous fais un topo: Tony Wilson, fondateur du label Factory Records sur lequel était produit feu Joy Division est encore sous le choc du suicide d'Ian, et même s'il voit bien que son nouveau groupe tourne en rond artistiquement, délaisse son bébé de label. C'est Rob Greton, visionnaire de génie et homme de l'ombre de Factory, qui reprend les affaires en main et qui décide d'embarquer New Order dans ses bagages: destination London. Il pense que leur créativité y trouvera un nouvel élan. Inutile de vous le préciser, teufs, drogues, et musique électronique naissante sont au rendez-vous, et ils reviennent à Manchester métamorphosés. Ils troquent en effet leurs guitares et instrus propres à un rock plus consensuel, pour des boîtes claps, des samplers et des synthés, caractéristiques de nos bonnes vieilles 80's. Naît Blue Monday, ou comment passer de leur musique de chambre froide à glacer un mort chantée par Curtis, à un hymne articifiel Dance/Electro 80's.
Ne faisant jamais les choses à moitié, Factory Records décide d'habiller le morceau, sentant le potentiel de la chose, et confie le design de la pochette à Peter Saville, fan d'art contemporain, de pop art, et génie pour le moins un peu allumé. A cette époque déjà si lointaine, on en est encore au vinyl, et les pochettes sont bien plus travaillées et envoient beaucoup plus du lourd que nos bons vieux boîtiers plastiques cd et covers en format jpg que l'on pécho sur iTunes...d'où l'importance que leur accordent les labels.
Des retards sont à déplorer quant à la présentation de cette pochette aux membres du groupe et à Tony, et ce dernier commence à pester sérieusement contre son petit employé de designer. En effet, ce dernier s'était mis dans l'idée de pousser au maximum l'aspect visuel et graphique de la pochette. Il désirait coller au plus près de la musique que véhiculait ce morceau et voulait lui aussi marquer à sa manière la musique, avec sa pochette qui au final n'allait pas y être pour rien dans la renomée du maxi. Une enveloppe découpée telle une disquette informatique (objet qui venait juste de percer à l'époque, et à la pointe de la technologie pour les ingénieurs du son), aucun titre, ni même le nom du groupe. Enfin si, puisque celui-ci était en fait contenu dans un code couleur, fait de carrés disposés sur la droite. Une pochette qui en met plein les mirettes. Jamais un visuel n'aura été autant en adéquation avec son contenu. Encore à l'époque, inutile de préciser que l'achat d'un vinyl était beaucoup plus ritualisé qu'aujourdhui: ça pré-écoutait, ça ré-écoutait, ça lisait les critiques, ça repérait dans les bacs, ça tâtait la pochette, et ça se procurait l'objet tant convoité. Point de pillage sauvage de zike à tout va sur le net, où l'on télécharge comme on va s'acheter un 'dwich au dej'...
Si l'on va même plus loin, on ne peut s'empêcher de saluer l'ingéniosité de Peter Saville. Il avait alors créé un objet mythique, sans même se douter de la portée qu'il pourrait avoir encore aujourd'hui. Différents supports du son et époques se croisent: le vinyle, norme à l'époque / le numérique, format musical du futur représenté par la disquette / et enfin la musique, intemporelle...Selon les mythes et autres légendes urbaines, à vouloir se perdre dans les méandres de la créativité et de l'originalité, le maxi revient cher à produire, et à chaque maxi vendu, Factory Records perdrait £1 !! Tony Wilson prend tout de même le risque de le sortir malgré le coût, sentant la reconnaissance à venir.
BINGO: Blue Monday devient le maxi le plus vendu de l'histoire en Angleterre et se répand dans les oreilles des clubbers tels des petits moutons que l'on compte avant de s'endormir ! Refusant la communication et la publicité de masse, ce titre se répand uniquement par le bouche à oreille et par sa diffusion en club. Explosion des charts et des dancefloors. Plus rien ne sera comme avant. Voilà pour la petite légende.
Mais revenons à nos moutons (pas ceux que l'on compte avant de s'endormir hein..). Le pourquoi du comment, le plus important, la musique justement. Ici, le contre-rythme caractérise l'intro, née d'un décalage de synchronisation entre deux sequencers, nouveau matos qu'ils ne devaient pas bien maîtriser à leurs débuts. Se poursuit un rythme, endiablé, robotique, soutenu par une basse mélodique, une voix prenante où refrains et couplets se confondent. C'est un son hybride entre pop anglaise accrocheuse et electro dictée par des nappes de synthés qui font le charme des 80's: n'ayons pas peur de le dire, à l'époque, rien n'est comparable à ce morceau d'un point de vue strictement musical. En résumé, un hymne à la danse et au futur. La mort de la dance et du rock tel qu'on les a connus jusque-là est devant nous, dans ce Lundi Bleu écrit sous forte dose de LSD. Il annonce une révolution musicale, une nouvelle ère, celle du chant des machines. New Order poursuivra son oeuvre dans cette voie, qui les amènera vers le succès, pour devenir un des plus grands groupes des 80's; faisant presque oublier l'ombre de Joy Division qui aurait pu peser trop lourdement sur leurs épaules, et les envoyer dans le mur au crash test des critiques et du public.
Blue Monday marque un point de départ. Il y aura un « avant » et un « après ». Ce titre est l'ancêtre commun de la techno, (bien que Kraftwerk ait commencé dans cette direction quelques années auparavant, mais de manière moins accrocheuse et marquante), de la house, de l'electro, de l'electro-pop, electro-rock et autres courants et sous-genres dont je me garderai bien de tous vous les citer. Ce qui n'était au départ qu'une expérimentation est devenu un hit intemporel; assurément un des plus grands et influents morceaux de tous les temps.
A consommer avec excès :
Fabrice