Arcas, homme du paléolithique, découvre ses onze compagnons disparus. Il est seul dans une grotte, avec très peu de provisions. Dehors, un froid polaire. Sans nourriture, il est forcé à sortir et à chercher, sans espoir, de quoi survivre sur l’énorme étendue de glace. L’inanition et les conditions climatiques l’emmènent toujours un peu plus près de la fin. Et puis il se retrouve face à face avec une gigantesque ourse. Alors que finalement seule la mort pourrait le sortir de son calvaire, il y réchappe et poursuit l’animale, persuadé qu’elle le mènera aussi bien à son clan défait qu’à une salvation dont il ne connaît pas encore bien les termes.
Mâchefer est un des gardiens de la Galerie d’anatomie comparée du Jardin des Plantes. Il rentre tous les soirs dans son demi-pavillon de banlieue, où il écoute sa vieille voisine et s’affame méthodiquement. Plusieurs fois par semaine, Mia lui rend visite. Le frêle Mâchefer s’accouple alors avec cette énorme créature dans une orgie sexuello-alimentaire. De cette union naîtra un fils monstrueux.
Etrange livre aux puissantes résonances symboliques, cette « Grande Ourse » se lit les deux parties en vis-à-vis. Les relations / oppositions entre Arcas et Mâchefer sont nombreuses. L’un dispose de nourriture mais cherche à s’affamer, l’autre n’a rien à se mettre sous la dent et ne pense qu’à un garde-manger. L’un est seul et sort de la caverne à la recherche du groupe, l’autre vit en société et cherche à s’en isoler en s’enfonçant dans sa cave. L’un erre au milieu d’un nature morte et gelée, l’autre est entouré de plantes que rien ne détruit. Et puis il y a aussi toute une série de correspondances directes, dont la moindre n’est pas la relation Arcas – ourse d’une part et Mâchefer - Mia d’autre part. Le désir de manger de l’homme du paléolithique le conduit à suivre l’animale, qu’il trouve et avec laquelle il s’accouple. L’homme moderne, dégoûté par la nourriture, se sert d’aliments plus que de son sexe pour faire son affaire à la femme qui le visite.
Récit psychologique puisant sa force dans l’exploitation de craintes ancestrales afin de faire ressortir quelques caractéristiques de notre temps, « Grande Ourse » offre aux lecteurs un champ d’interprétation extrêmement étendu, se déployant selon la sensibilité de chacun. Je reste assez perplexe devant certaines des pistes que j’identifie à titre personnel, mais je suis séduit par la prose de Romain Verger dont se dégage un art du contrepoint assez fascinant. L’élégance de ces phrases décrivant, somme toutes, des pratiques monstrueuses ou bestiales est une source permanente d’émerveillement. Comme si tout ce qui nous restait de civilisation devait être l’écriture.
Romain Verger, Grande Ourse, Quidam éditeur, 12€