La science-fiction a toujours été friande de gigantisme. Dès les premiers balbutiements de la forme moderne du genre, à la fin des années 1920, les auteurs des pulps n'hésitaient pas à donner dans la démesure, dans une fuite en avant dont le principal Leitmotiv semblait être " toujours plus gros ". Les nefs titanesques de la série des Fulgurs (5) de E.E. " Doc " Smith, engagées dans des combats furieux détruisant des systèmes solaires entiers, ou la " comète " des Cométaires (6) de Jack Williamson, assez vaste pour emporter plusieurs planètes d'une étoile à l'autre, en sont deux exemples parmi bien d'autres, dont la série allemande Perry Rhodan s'inspirera largement quelques décennies plus tard. On pourrait également citer Trantor dans Fondation (7) d'Isaac Asimov, avec sa ville couvrant toute une planète. Le gigantisme est une composante indissociable du sense of wonder.
À côté de ces exemples tirés des pulps étatsuniens, et relevant donc d'une littérature qu'il convient de qualifier de " populaire ", les artefacts inventés dans Créateur d'étoiles (4) par Olaf Stapledon - un auteur anglais que Clarke a lu dans sa jeunesse -, revêtent une grande importance dans la genèse d'un type particulier de créations science-fictives qui sera baptisé par la suite de " Big Dumb Objects ", ou " gros objets stupides " en français :
" [...] équipés des dernières réalisations de la science physique et maîtres de l'énergie subatomique, [les Symbiotiques] pouvaient construire dans l'espace des planètes artificielles d'habitation permanente.
Ces grands globes creux de diamant artificiel variaient des structures les plus primitives et les plus petites, comme l'astéroïde, aux sphères considérablement plus grandes, comme la Terre. En général, ils n'étaient pas entourés d'atmosphère, car leur masse était trop peu importante pour empêcher les gaz de s'échapper. Une couche de forces répulsives les protégeait contre les météores et les rayons cosmiques. La surface extérieure de la planète, totalement transparente, emballait l'atmosphère. Juste au-dessous étaient suspendus les centres de photosynthèse et les machines qui puisaient l'énergie des radiations solaires. Une partie de cette enveloppe externe renfermait des observatoires astronomiques et des machines pour contrôler l'orbite planétaire. [...] L'intérieur de ces mondes était conçu comme un jeu de sphères concentriques soutenues par des poutres et des arcs gigantesques. [...] Les races de la subgalaxie [...] construisirent des planètes artificielles adaptées à leur nature. [...] Au rythme des âges, de centaines de milliers de petits mondes surgirent, croissant en taille et en complexité. Plus d'une étoile sans planète naturelle s'entoura d'anneaux concentriques de mondes artificiels, tous très divers. "
Freeman Dyson s'inspire ouvertement de Stapledon lorsqu'il formule en 1960 le concept de la fameuse sphère portant son nom. Pour mémoire, il s'agit d'un artefact titanesque englobant totalement une étoile - à une distance raisonnable pour que la vie soit possible sur sa surface intérieure - afin de capter la totalité du rayonnement émis par celle-ci. Dyson pensait que les besoins énergétiques des civilisations hyper-évoluées finirait par les pousser inéluctablement à réaliser de telles constructions. Or l'on trouve en effet dans Créateur d'étoiles le passage suivant :
" [Cette vaste communauté] commença d'utiliser l'énergie de toutes ses étoiles à une échelle jusqu'alors insoupçonnée. [...] chaque système solaire était entouré d'une gangue de pièges de lumière qui concentraient l'énergie solaire dans un but intelligent. "
Certes, la sphère elle-même n'est à aucun moment décrite dans le roman de Stapledon, mais on y trouve tous les éléments présidant à sa conception. Gageons qu'Arthur C. Clarke a été lui aussi impressionné par ces descriptions, ainsi que par la coexistence chez Stapledon des dimensions technologique et métaphysique - quoique l'accent soit plutôt mis sur la seconde dans Créateur d'étoiles.
Ce ne sont donc pas les artefacts monumentaux qui manquent pas dans l'histoire du genre. Néanmoins, en dépit de leur taille et de leur étrangeté, ces constructions impressionnantes demeurent - plus ou moins - compréhensibles par les personnages qui y sont confrontés. Trantor a été bâtie par des êtres humains, la " comète " de Williamson est clairement identifiée comme une sorte de vaisseau spatial démesuré appartenant à des voleurs de planètes et la destination des mondes artificiels de Créateur d'étoiles ne fait aucun doute aux yeux du narrateur. La sphère de Dyson elle-même demeure intelligible au lecteur du XXe siècle, puisque son inventeur expose les raisons qui ont poussé à la construire.
Il manque à tous ces objets une dimension. Celle du mystère.
Car l'expression " Big Dumb Object ", qui apparaît pour la première fois sous la plume de Roz Kaveny en 1981 dans la revue Foundation, implique non seulement que l'artefact en question soit énorme, mais aussi qu'il soit " stupide " - ou plus exactement énigmatique, mais nous y reviendrons.
En ce sens, le premier ancêtre science-fictif des Big Dumb Objects est vraisemblablement le super-calculateur couvrant une planète sur trente kilomètres d'épaisseur de " Facteur limitatif " (8), une nouvelle de Clifford D. Simak parue en 1949. En effet, si cette machine ne diffère guère dans ses dimensions de la ville-planète de Trantor ou des mondes artificiels de Stapledon, elle s'en écarte au moins sur deux points : elle n'a pas été construite par l'homme, ni par un peuple connu de l'homme, et sa destination est, au départ, incompréhensible.
On peut également citer parmi les précurseurs des Big Dumb Objects le monolithe noir de " La Sentinelle " de Clarke, que l'on retrouve quinze ans plus tard dans 2001, l'odyssée de l'espace, mais il faut attendre quelques lustres pour que le thème s'impose massivement au genre, en 1971 avec L'Anneau-Monde (9) de Larry Niven et, deux ans plus tard, Rendez-vous avec Rama. (On pourrait ajouter à cette liste d'ouvrages fondateurs Le Monde du Fleuve (10) de Philip Jose Farmer - à condition d'admettre que le monde en question est bien un " objet ".) Ce qui explique sans doute pourquoi l'expression désignant ce type d'artefact n'a pas été forgée avant le début des années 1980, à une époque où ils étaient déjà devenus courants dans le domaine.
(6) In Ceux de la légion, le Bélial'.
(7) Gallimard.
(8) In Histoires de machines, le Livre de poche.
(9) Mnémos.
(10) Robert Laffont.