Un soir dans mon lit, je me suis retournée et je me suis mise à rire comme une démente. Il y avait là devant moi un type crasseux, l’air d’avoir quarante ans, flemmard, obsédé sexuel, vitupérant sur la société américaine et racontant des chapelets de bobards avec une conviction effrayante.
Il s’appelait Edgar Hilsenrath, ou plutôt, dans le livre qui était en réalité mon compagnon de lit, Jakob Bronsky. Mais n’allez pas vous leurrer : Bronsky est bel et bien le double littéraire de son auteur. Juif Allemand rescapé du ghetto, émigré en 1952 des États-Unis.
Le roman s’appelle Fuck America. L’histoire se déroule dans les années 50 à New York. Le livre sortit en 1980 aux Etats-Unis et seulement en 2009 en France, aux éditions Attila, qui ont eu un bien beau coup d’œil littéraire.
Edgar/Jakob continuait à occuper mon appartement. Souvent, je petit-déjeunais avec lui. Il ne voulait pas travailler, bien que je me sois vite rendue compte qu’il crevait la faim. Il ne voulait pas travailler parce que, disait-il, il était occupé à l’écriture d’un roman. Il s’obstinait à donner un titre incroyable à ce roman qu’il rédigeait la nuit dans des cafétérias pour immigrés : LE BRANLEUR, bien qu’il s’agisse d’une grande œuvre contre le nazisme. De temps en temps, pour se payer une bouillie de blé et une petite pute, il faisait le garçon de café et volait les clients. Parfois, il rentrait dans un resto très élégant, se faisait servir tout ce qu’il était possible d’engloutir, et se tirait en douce.
Il avait une opinion des femmes américaines qui me faisaient pousser des cris d’orfraie : à 20 ans elles sont intéressées, et à 40 se sont des salopes. En fait, c’est que Bronsky/Hilsenrath n’a jamais pu se résoudre à aimer les Etats-Unis. L’ingrat.
« Que sait-il, Jakob Bronsky, de l’american way of life? Sait-il, Jakob Bronsky, que seule la réussite compte, et rien d’autre? Est-ce un mec qui écrase l’autre sans le moindre scrupule tout en croyant au Bon Dieu? »
Peut-être qu’Hilsenrath ne pouvait pas aimer les States parce qu’en 1939, le Consul Général des États-Unis en Allemagne avait refusé un visa de sortie à sa famille. Ce qui les conduisit au ghetto, et, pour certains, à la chambre à gaz.
Peut-être est-ce pour cela.
Peut-être est-ce pour cela que, malgré la gloire soudaine qu’il connut dans les années 60 aux États-Unis, Hilsenrath ne rêvait que d’être publié en Allemagne. Ce ne fut qu’en 1989, après moult romans, qu’Hilsenrath retourné au bercail germanique reçut le prix allemand Döblin pour Le Conte de la pensée dernière.
Fuck America est à mourir de rire. J’étais bien triste que Bronsky me quitte en en lisant les dernières lignes. Dans ces pages ultimes, Bronsky s’imagine retourner en Allemagne et connaître une gloire démesurée. Avec une irrévérence adorable, il répond à les questions d’un intervieweur :
BRONSKY : J’ai aussi été à l’université.
INTERVIEWEUR : Laquelle?
BRONSKY : Les toilettes pour hommes du Donald’s Pub à Times Square.
INTERVIEWEUR : C’est une université, ça?
BRONSKY : Oui.
INTERVIEWEUR : Expliquez-nous.
BRONSKY : Il y avait un grand noir qui urinait. Nous discutions en argot américain. C’est là que j’ai trouvé la bonne distance qvec la langue allemande.
INTERVIEWEUR : Vous voulez dire… que c’est là que vous avez pris douloureusement conscience de la beauté de la langue allemande?
BRONSKY : C’est ça.
INTERVIEWEUR : Comment êtes-vous devenu écrivain?
BRONSKY : On m’a fourbu.
INTERVIEWEUR : Qui ça?
BRONSKY : La vie.
INTERVIEWEUR : Vous voulez dire l’école de la vie?
BRONSKY : Oui.