Le baiser de la pieuvre, Patrick Grainville - Éditions du Seuil
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 24, mai/juin 2010
Les éditions du Seuil ont eu la
bonne idée de reproduire en ouverture de ce roman Le rêve de la femme du
pêcheur, la célèbre estampe d’Hokusai, ce vieux
fou né il y a plus de deux siècles et qui
doit rendre vert de jalousie le plus érudit des amateurs de mangas. Le dessin
montre ladite femme qui, enserrée entre de longues et pernicieuses tentacules,
s’exalte des caresses qu’une petite pieuvre embrassante prodigue à ses seins,
tandis qu’une autre, plus grosse, profite de son privilège pour lui faire
minette. Le baiser de la pieuvre part de cette vision sauvage, délicieuse autant que
licencieuse, pour en faire entendre tous les échos possibles chez l’humain : il
s’agit de sonder les cœurs autant que les reins, les tréfonds de l’âme autant que
la liqueur des humeurs. Car si Grainville apparaît toujours comme l’un de nos
plus grands producteurs d’impressions érotiques, aucun de ses livres ne
saurait, à proprement parler, figurer dans ce seul et très exclusif registre.
Ce qui se lit chez Grainville, c’est toujours au moins autant le rêve d’une vie
rêvée que le fantasme d’une chair en attente.
Haruo est un bel
adolescent : on imagine la charpente délicate et musculeuse, le torse
glabre, les yeux et la chevelure d’ébène. Il est amoureux de Tô, la jeune
veuve, qu’il vient épier, la nuit, dans son sommeil nu. Rien ne le fascine,
rien ne l’étrangle davantage que « l’empreinte de Tô immaculée,
immobilisée d’effroi, son signe nu, le vaisseau de sa chair tatouée de
noirceur. » Dans ce petit village d’une
petite île du Japon, là où les hommes vivent du labeur de la terre et de leur
nature communiante, Haruo ne vivait pour que pour ça, que pour elle, que pour
ce temps volé à la bienséance, à l’usage, à la communauté même, et «
se tenait indéfiniment au bord d’un paradis impossible : c’était la
définition même de l’adolescence. » De
rage impuissant, pourtant, face à cet insaisissable et monstrueux
rival tentaculaire. Ne pouvant « plus distinguer le corps
lunaire de la veuve de la fleur vorace et tentaculaire qui l’envahissait », entendant jusqu’à ce « chant qui
monta de la couche, celui de la jeune veuve Tô tordue de délices », tandis que sur l’île souvent le volcan gronde, cet
« ogre gonflé de festons fantasques, constellé d’un caviar de
pierres noires comme des excréments séchés. »
Le baiser de la pieuvre est le
récit de cet érotisme larvé, menaçant, endémique, qui contamine la terre et les
hommes. Car il y a toujours eu un peu d’animisme chez Grainville, la moindre
odeur de terre, le moindre bosquet de fleurs ou le plus petit animal est
toujours l’excitateur possible de la sensation. Ce qui explique aussi pourquoi
chacun de ses livres conserve toujours quelque chose du roman d’initiation.
Ici, les initiateurs s’appellent Satô, l’amie lascive, et Allan, mystérieux
chercheur aux goûts d’aventurier, qui tous deux trouveront en Haruo une source
renouvelée de fantasmes et de félicités, quand lui ne peut oublier la beauté de
Tô et de ses enlacements monstrueux. Ces deux-là s’en donnent à cœur
joie : « Ils confondaient appendices et orifices,
retournant l’homme en femme et cette dernière en cosaque carnivore. Et
peut-être que les porcs domestiques qui pullulaient dans le village de Kô leur
répondaient, verrats lubriques et truies tendres croyant reconnaître l’hymne de
leur espèce. » Car notre animalité ne
nous condamne pas : elle nous rapproche de nous-mêmes. Les meilleurs amis
de Tô et Haruo, au fond, ce sont peut-être ces animaux que l’on dit si laids,
et qui ici recouvrent quelque chose d’une dignité ou d’une élégance. Cette
scène où tous deux sont surpris dans leur bonheur alangui par une ribambelle de
pourceaux joueurs : « et les cochons déferlèrent sur Tô qui
pouffait de rire. Haruo était écrasé sous la tendresse boulimique de la coche
poilue dont les tétons gigotaient. »
Cette autre scène, quand « ils avaient sorti la bufflonne de
l’étable pour la traire dans la lumière »,
laissant Haruo « envoûté par la scène qui englobait la bête et
la jeune femme dans cette promiscuité organique », bien obligé de voir que « la pléthore de la
mamelle fleurie de tétines roses, les spasmes de lait blanc, leur éclat
contrastaient avec cet entrecuisse pollué. Haruo bandait dans ce mélange de
chair délicate, de suint, de toison douce et dilatée, parcourue d’artères de
velours, de souillures fauves et parfumées où les doigts de Tô se
glissaient. »
Ce qui frappe à chaque lecture de
chaque roman de Patrick Grainville, c’est, disons, cette espèce de hauteur
d’âme, d’allant vers ce qui à certains égards pourraient procéder d’une quête spirituelle,
et qui l’éloigne à jamais de toute tentation obscène ou gouailleuse. Tô, Haruo,
sont des être infiniment humains, touchants, sensibles, et le désir qui les
entraîne est d’une pureté toute romantique. Leurs corps sont comme une
préfiguration de leur âme, et c’est bien Tô dans toute sa splendeur idéelle
qu’admire Haruo, quand « à l’intime luit un ruisseau de corail. » Et la découverte du corps de l’autre en dit
autant sur son plaisir que sur son amour, quand « la rosace
écarquillée du sexe semble affluer vers lui »
et qu’enfin il pénètre «
le fin jardin des chairs mouillées de l’amante. »