Magazine Voyages
Hier, sur la terrasse, Hélène, brusquement, me demande ce que j’emporte dans mes bagages. Romans, essais, la liste est longue comme d’habitude ? Sauf que je lui réponds, cette fois, qu’un seul suffirait. Car je ne parviens pas à me défaire de l’emprise d’Oméga mineur (Ed. le Cherche midi), de Paul Verhaeghen, dont personne, à mon sens, et sous aucun prétexte, ne devrait aujourd’hui manquer la lecture. Aucun prétexte d’aucune sorte, je vous assure. Je suis sérieux ! Pour preuve cet extrait, qui nous renvoie quelques décennies en arrière, entre cent mille autres, au moins : « Brûler des livres n'est pas une tâche aisée. Je ne parle pas juste au niveau affectif, même si regarder un objet inanimé se faire punir pour quelque chose qu'il n'a pas fait est déjà sinistre. Ni juste sur un simple plan théorique - brûler des vaisseaux d'idées est en soi un acte violent. Je veux parler au sens le plus pratique: le papier, le cartonnage et la colle sont plus durs à détruire qu'on ne le pense. Il faut briser les dos des livres, il faut les démembrer avant de les vouer aux flammes. Est-ce blasphémer que de dire que la même chose vaut pour les humains? Mais quand le feu prend enfin, il ne peut être contenu. Si l'autoreproduction est la principale caractéristique de la vie, alors le feu est un être vivant. Quand la théorie de la révolution prolétarienne commence à s'en prendre à la prose dégénérée, quand une langue de feu lèche avec avidité une page jusqu'à ce que la page elle-même se change en langue goulue, un cycle commence qui ne parviendra à son terme que lorsque tous les livres au monde auront disparu. De noirs papillons bondissent hors du feu et s'engouffrent dans le conduit, chaque papillon porteur d'un fragment, d'un mot ou d'un bout de phrase ou peut-être juste d'une seule lettre, d'un signe carbonisé qui avait une importance capitale aux yeux de celui qui l'avait tracé, de quiconque le lisait. Des mots précieux pour nous, pour Père, pour Mère, pour moi. Des mots qui donnaient un sens à nos vies. Plus d'une fois la main de mon père hésite - chaque fois qu'il reconnaît dans un texte un vieil ami dont il ne veut pas se séparer, il se met à trembler - et c'est à moi, l'enfant, de lui arracher le livre des mains. La destruction se doit d'être aveugle; il ne faut jamais regarder sa victime dans les yeux. Je déchire les pages jusqu'à ce qu'elles cèdent entre mes doigts, tels les cheveux d'un cancéreux. Nous sommes devant les étagères. Nos visages brillent, nous avons mal aux bras, nos paumes sont à vif. Nos yeux luisent sous l'effet de la chaleur. Derrière nos dos en sueur, les flammes forment un cercle infernal qui se convulse et ne cesse de se transformer, dans lequel dansent des d'ieux païens, rouges et sinistres. Les étagères sont encore loin d'être vides. Ce qui reste peut être lu, ou du moins n'est pas expressément interdit: comment interdire à un Allemand de lire son Goethe, de feuilleter son Schiller? Jusqu'à maintenant, j'ai gardé le silence. Mais soudain je prends la parole. «Brûle-les! J'exige. Jette-les tous au feu. Tous. Des livres allemands. Allemands ! - Les brûler tous? » Je n'ai jamais vu mon père aussi découragé. «Devrais-je donc tous les haïr?» Le mouvement que décrit son bras englobe des milliers de pages. Des histoires pleines de beauté, d'amour, de trahison - l'austère résumé de l'existence humaine. Il désigne les dizaines de milliers de pages de partitions musicales, gorgées de passion et d'émotion. «Devrais-je haïr ce qui m'est cher? Dois-je éprouver du mépris pour Mozart ou pour Schubert? Et Bach, alors? Je ne peux pas, dit mon père. Si je faisais ça, je deviendrais comme eux.» II peut garder les partitions. Mais en ce qui concerne la littérature, je suis impitoyable. Tous les mots finissent dans les flammes, car tous les mots sont de trop. »