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Etat chronique de poésie 946

Publié le 23 juillet 2010 par Xavierlaine081

946

« C’est simple, à partir de la porte Saunerie, je ne reconnais plus rien. Il me semble que le monde entier a changé à partir de là. Quand j’ai vu que le Café Glacier avait fermé ses portes, j’ai eu mal au cœur. Ici se passait toute la vie manosquine : j’y reconnaissais tout le monde, je pouvais vous donner le prénom de chaque personne qui passait par là. » Pierre Magnan [1]  

*

Tu as raison, Pierre, par-delà la porte Saunerie, le monde ne se reconnaît plus tant il a perdu sa boussole.

Il n’est plus là qu’un peuple massif, en errance de tout sens.

Ville livrée aux grossiers appétits de la finance, de l’immobilier sans esthétique, du commerce sans foi ni loi, ville désertée de toute humanité où il n’est plus bon de marcher, lentement, tant la crainte d’y laisser son dernier souffle, sous les roues sourdes d’un affairiste de passage.

Ville meurtrie d’avoir oublié qui elle était…

Mais peut-on seulement le lui reprocher quand de tous bords on s’acharne à lui démembrer la mémoire.

Pays sans langue, à la culture niée sous le fer des croisés de la langue d’oïl.

Toute prétention à être différent plie sous les coups de boutoirs d’une colonisation sournoise qui dure depuis un millénaire.

Car il ne fait pas bon dans la France républicaine, une et indivisible, émettre une langue qui ne soit pas celle des dominateurs du Nord.

Tenue en échec sur d’autres territoires, il est un lieu touristique par excellence où le nivellement a remporté désormais sa victoire.

Ici, un maire peut mourir en léguant ses biens pour que naisse un musée, lieu de mémoire collective, remettant au citoyen, les clefs d’une compréhension, ne serait-ce que partielle, de son monde. On étouffe bien vite sa mémoire. On détourne le bien. Si on pouvait on livrerait l’œuvre d’une vie aux bétonniers sans âme.

La mémoire défaite, on laisse les félibres amuser la galerie en un folklore sans lien avec la vie : celle qui a su façonner une langue et une culture que nul désormais ne parle plus, sinon en quelques provençalismes, inclus dans une langue française qui ne sait plus d’où elle vient.

Nul ne sait plus, d’ailleurs d’où il vient. Condition indispensable à la désorientation finale, creuset de faux débats identitaires, frêle parure d’une ignoble politique d’asservissement et de rejet.

Qui saura combien cette langue, étudiée en des universités allemande, perdue ici, doit à l’héritage d’une civilisation admirée. Du latin au bas latin, pratiqué par le peuple de part et d’autre des Alpes, il n’était qu’un pas que le roman a accompli.

L’église souveraine imposait sa morte langue dogmatique ? Il se trouva quelques cathares, venus d’on ne sait où, pour inviter le peuple occitan à la révolte contre toutes les dominations.

Le nouveau culte, joint à une culture courtoise, inconnue dans les barbares brutalités nordiques, invitait à un « joy » d’amour, un jeu qui puisait aux racines philosophiques d’un monde méditerranéen que seul le creuset d’une Espagne multiculturelle sut maintenir.

La haine de l’autre. La haine de la culture, déjà montrait son nez en folles inquisitions.

Plus tard, bien plus tard, la sinistre besogne put se lire en longues listes sacrificielles, gravées aux monuments aux morts.

Le pays, vidé de sa substance, la mémoire aplanie sous le rouleau compresseur du conformisme franco-français, il ne restait plus qu’à l’occuper.

Les saigneurs de l’industrie, s’emparant d’un pouvoir local déserté, il ne restait plus qu’à livrer les vieux murs aux grossiers appétits.

C’est à coup de bulldozers que les derniers remparts fléchiront : campagne Saint-Lazare, Mas de Temps Perdu, de fiers immeubles dressent leur carcasse de béton et d’acier sur la plaie sanglante d’un pays sans âme, désormais.

Il faut cette perte pour qu’une dictature s’établisse, même sous couvert d’une apparente démocratie.

Et celle qui nous domine aujourd’hui, tapie en des coffres bancaires, quelque part, en ces lieux impalpables que pudiquement on nomme des « paradis fiscaux », est peut-être la pire que nous ayons connu, tant elle sait se cacher sous le voile d’une apparente liberté.

Une main de fer dans un gant de velours s’abat sur toute tentative de penser et de vivre autrement.

On fixe les yeux vers un horizon solaire illusoire. On attend une manne qui ne viendra pas, faute d’avoir su construire la ville sur une histoire, en préservant sa mémoire.

*

« Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres » écrivait Alexis de Tocqueville [2], cité par Roland Gori [3].

A te lire, Pierre, il m’est venu l’idée qu’une ville sans mémoire, ne saurait être une ville d’accueil.

Tombé si bas, nous ne sommes plus que de ces banlieues dortoirs d’où chacun rêve de s’évader vers un ailleurs plus radieux, mais que, sous le joug des tenants du système, la terre en nul lieux ne saurait nous offrir, ne nous laissant plus guère le choix : développer dès maintenant l’insurrection des consciences indispensable à notre survie.

Ceux qui sont les détenteurs de la mémoire d’un pays, devraient nous y aider…

Manosque, 6 juin 2010

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[1] Propos tenus lors de la dédicace de son dernier ouvrage, Elégie pour La violette, à la librairie Le Petit pois, Place Saint Sauveur, Manosque, répercutés dans La Provence du jeudi 3 juin 2010

[2] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome 2 (1840), Paris, Flammarion, 1981, p.399 

[3] Roland Gori, Naissance d’un mouvement, in L’appel des appels, Pour une insurrection des consciences, éditions Mille et une nuits, 2009, p.14 


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