Satantango de Bela Tarr
C'est encore une désagréable sensation de se répéter inlassablement. Felix qui potuit rerum cognoscere causas, heureux celui qui a pu pénétrer le fond des choses. Ah bon. Toujours est-il que l'araignée ayant fait son œuvre, je trouve désormais tout lié à tout, d'une cohérence effrayante et quasiment d'un manichéisme le plus parfait. Les Anciens versus les Modernes. Tout est déjà dans Don Quichotte qui oppose les armes aux lettres, ce roman qui institue la modernité en littérature, ah ! ironie de l'histoire. Mais s'il fallait déjà en 1605 s'élever contre le modernisme, que dire après quatre siècles de rouleau compresseur ? Rien ne résiste plus, et la déchéance progresse, si j'ose (à double titre) dire, en accélération exponentielle.
La liste des victimes remplira le dernier livre que l'humanité écrira. Nous sommes dans une guerre sans combattants. Les châteaux-forts sont pris les uns après les autres, nous avons l'impression que ce sont des auberges. C'est dire si nous aurions besoin de chevaliers errants pour défendre les auberges qu'ils auraient prises pour des châteaux. Par-dessus le marché (et pourtant, on se demande bien ce qu'il pourrait encore y avoir aujourd'hui par-dessus), les châteaux restants sont souvent droitiers. Il n'y a plus rien à gauche pour s'opposer, les critiques debordo-baudrillardiennes de la Société du Spectacle et de la Société de Consommation sont aux oubliettes de l'histoire, passées par pertes et profits par les comptables de la social-démocratie et les zozos d'Olivier dans la besace druckerienne. Il reste des anarcho-décroissants, peut-être, mais avec quelle force de conviction face aux poids lourds médiatiques du développement durable ou capitalisme vert ? Cela dit, je ne donne pas cher de la peau des nationalistes non plus. En fait, Pierre Hillard a peut-être raison : il n'y a plus que l'Islam pour résister.
Bon, voilà, alors que faire ? Utiliser les armes progressistes pour montrer la Différence, séparer le vrai du toc ? C'est ce que fait Marc-Edouard Nabe sur son compte twitter, en confrontant des vidéos OUI et des vidéos NON, comme il pourrait dire lui-même. Un exemple de pédagogie :
Swing, artistes :
Pas swing, dégénérés :
Évident, non ? (Par pitié, dites-moi oui). Mais alors le travail est gargantuesque. La tâche infinie. L'agression permanente. Dans ce combat contre le progressisme je ne montre qu'un héroïsme tout à fait limité. M'enfin, en voici deux exemples, anecdotiques, symboliques.
Vous connaissez mieux que moi, forcément, les iphones et diableries similaires. Ces engins sataniques débordent d'applications. Alors qu'un ami (qu'il se dénonce) me les vantait, je rétorquai que le mot lui-même, applications, était horrible. Il corrigea par "usages". Or ces applications ne sont en aucun cas des usages. Voyez ce que donne le Trésor de la Langue Française comme définition pour le mot usage :
Pratique, manière d'agir ancienne et fréquente, ne comportant pas d'impératif moral, qui est habituellement et normalement observée par les membres d'une société déterminée, d'un groupe social donné.Rien d'ancien, rien de déterminé par un groupe social, mais au contraire rien de plus normalisé-mondialisé et éphémère que ces applications. Usages est un mot usé car porteur de sens, désuet dans un monde technique. Applications n'en est pas l'équivalent, mais la trahison désenchantée passée du langage mathématique au langage courant, un mot au contenu hors du temps, et hors de l'espace. Les mots ont un sens, et ils révèlent le monde dans lequel nous vivons. Il faudrait peut-être imaginer un Dictionnaire de résistance.
J'avais promis deux exemples. Une comparaison musicale, alors ?
et...
Une fois de plus, j'espère que ça saute aux oreilles. Je veux bien, comme le dit Nabe, qu'on soit "fakirisé par la médiocrité", mais un peu de hauteur fait du bien parfois.
Je finis en revenant à mon araignée et son œuvre. Je faisais par là mention au Satantango de l'immense Bela Tarr. Que dire d'un tel film ? 7h25 de plans-séquences tous plus beaux les uns que les autres. Et quelle désolation ! quelle dévastation ! quelle perdition ! Christo-dostoïevskien dans le genre "J'aime les hommes, je n'aime pas l'humanité", et puis boueux, tellement boueux dans sa quête d'Absolu qu'on a l'impression qu'il adapte des livres de Bernanos. La trilogie que ce film forme avec Damnation et Les harmonies Werckmeister (dont j'ai déjà parlé) prend place au sommet de ce que j'ai pu voir au cinéma. Je dois pourtant être fou pour parler de ce Hongrois alors que d'innombrables films holywoodiens en 3D se bousculent au portillon. Attention, je viens sans doute faire preuve d'intolérance, de mépris, d'arrogance, d'amalgame, que sais-je ? Bah ! j'ai dit : "ça existe, et ce n'est pas encore complètement mort". Il y a peut-être une application pour euthanasier l'Art.