Eric Halphen : les aveux littéraires d'un juge

Par Bscnews
Par Elodie Trouvé - BSCNEWS.FR / Eric Halpen, votre métier, comme tout le monde le sait, est celui de juge. En parallèle de cette activité principale, vous êtes romancier. D’où vous est venue cette envie d’écrire ?
Elle vient de loin, de l’enfance. Je me disais enfant qu’un jour j’écrirais. Ca ne peut pas s’expliquer, ce n’est pas rationnel. Pendant longtemps je n’ai pas osé me lancer. Et puis il y a une douzaine d’années une amie m’a offert une machine à écrire électronique. Je l’ai regardé pendant plusieurs mois sans oser la toucher. Et puis un jour, je me suis décidé. Je me suis mis à écrire un roman que j’ai arrêté au bout de trente pages car il ne me plaisait pas. J’en ai démarré un autre et là je suis allé jusqu’au bout. C’est devenu « Bouillotte » mon premier roman publié.  Depuis 1998, je n’arrête pas d’écrire. L’envie était enfouie depuis des années et elle est ressortie il y a douze ans et depuis, une bonne partie de ma vie, c’est l’écriture.
Votre envie d’écrire est-elle venue de votre appétit pour la lecture ? Etes-vous un grand lecteur?
Non, ado, je lisais comme tout le monde.  Je m’y suis également mis tardivement, vers vingt cinq ans.  Depuis il ne se passe pas une journée sans que je lise. La lecture aide à vivre, comme l’écriture. Se sont mes deux cannes pour avancer dans l’existence.
En quoi l’écriture et la lecture sont-elles essentielles dans votre vie ?
J’avais écris un livre sur la mort de ma mère, « Au lieu des larmes », et un jour quelqu’un m’a écrit pour me dire qu’elle était en train de vivre la mort d’un proche et que pour l’aider à passer ce moment, elle avait lu mon livre. Ce que peut apporter le livre aux gens c’est de les aider à traverser une période de difficulté dans la vie. Les livres nous font passer de bons moments, agréables, mais nous aident aussi à affronter une situation difficile, inédite. Et aussi à réfléchir sur son rapport aux autres, son rapport à la vie. Il m’est arrivé de lire un livre et de me dire : pourquoi, toi, comme le héros tu fais ça, alors que tu devrais faire ça ? La lecture ne permet pas de changer, car on ne change pas si facilement que ça, mais au moins de pointer du doigt les comportements que l’on a vis-à-vis de certaines situations, de certaines personnes, qui ne sont pas forcément les bons. Je crois beaucoup à la force des mots aussi. Je pense que plus qu’une attitude ou un geste, un mot peut sauver quelqu’un ou l’enfoncer davantage. Donc, lorsque j’écris, j’essaie de faire attention aux mots car j’ai conscience de leurs forces, de leurs puissances. Même si on ne fait jamais assez attention.
Ce nouveau livre que vous publiez, « La piste du temps »  est un polar. C’est votre genre de prédilection?
Mon premier livre était un roman, noir certes, mais un roman. Je me refusais à aborder le milieu judiciaire. Je trouvais ça trop facile pour moi, juge, d’écrire un polar et lorsque je peux, j’essaie d’éviter la facilité. Et puis un jour, je me suis dit que ma spécificité c’était d’être juge et que c’était vraiment dommage de ne pas me servir de mon vécu, de cette expérience qui n’est pas celle de tout le monde, dans mes romans. Il y a d’abord eu un livre blanc, de littérature générale, « Baisers maudits », dans lequel le personnage principal est un juge, mais qui est avant tout une histoire d’amour. Et puis en 2006, il y a eu « Maquillages » un polar dont les deux héros sont un juge et un inspecteur de police. J’en ai eu envie parce que j’aime beaucoup l’univers des polars, j’en lis beaucoup. Et puis j’ai trouvé que se serait pas mal de me servir de mon expérience de juge pour expliquer de l’intérieur l’univers judiciaire et policier. C’est aussi un moyen de décrire la société dans laquelle je vis. J’aimerais que dans cent ans, quelqu’un qui tombe sur un de mes livres puisse se dire : « Tiens, c’était comme ça en région parisienne dans les années 2010 » !
C’est vrai que l’on découvre vraiment de l’intérieur l’univers judiciaire. C’est rare de décrire cette machine comme vous l’avez fait à travers vos deux personnages principaux : le juge et le flic, leur relation, leur façon de travailler en binôme. Tout ça est très détaillé, concret et réaliste.
Contrairement à la littérature anglo-saxonne, aux polars anglais ou américains par exemple, dans lesquels il y a des personnages de district attorney ou d’avocat pénaliste, dans les romans français  les personnages de juge sont rares et la plupart du temps survoler. Le juge est toujours traité de façon très superficielle, c’est une sorte de flic, qui mène l’enquête, planque, pose lui-même des écoutes téléphoniques… Hors ce n’est pas comme ça que cela se passe réellement.
Quelle est la part autobiographique justement ?
Nulle part et partout. Comme je suis juge, je sais comment ça marche. Je nourris mon récit de mon expérience pour le personnage du juge, mais aussi pour celui du flic. J’ai vu les difficultés qu’ont les inspecteurs de police avec leur hiérarchie. J’ai connu des inspecteurs qui sont venus me voir dans une enquête en me demandant comment ils pouvaient s’affranchir des difficultés qu’ils rencontraient avec le commissaire en charge de l’enquête par exemple. Donc  tout ça je connais et je m’en sers évidement. Mais ce n’est pas autobiographique dans le sens ou chaque situation est unique, chaque individualité aussi.  Tout rapport humain est différent.
Est-ce que vous avez un devoir de réserve par rapport aux affaires que vous avez eu à traiter ?
Aucun. Dans la  vie réelle je me suis largement affranchit de cette question du devoir de réserve. En fiction également. A partir du moment où il n’y a aucun de mes personnages qui puisse gêner quelqu’un en particulier qui pourrait se reconnaître dans des circonstances le mettant en délicatesse, ce que je m’interdis formellement, je n’ai pas de devoir de réserve. 
Donc, il n’y a jamais eu de barrière ou de frein lié à votre activité de juge ?
Si. Il y a quelques années on m’a demandé de travailler sur un scénario qui était directement lié à mon histoire et notamment à l’affaire des HLM de Paris. Je n’ai pas voulu le faire car je n’aime pas le mélange fiction-réalité. Je n’aime pas le docu-fiction par exemple. Mais sinon, à partir du moment où les gens ne sont pas identifiables, on peut écrire comme on veut sur qui on veut.
Comment est perçue votre activité d’écrivain dans votre milieu professionnel de juge ?
C’est un milieu ou les gens gardent les choses pour eux. Il y a quelques magistrats ou quelques avocats qui m’ont dit : « j’ai lu ton livre, c’est vachement  bien, ça m’a plu ». Mais sinon c’est comme partout, il y a autant de jalousie, de mesquinerie que d’intérêt ou de solidarité. Il n’y a pas une réaction collective, il y a des réactions individuelles, certaines sympas, d’autres plus froides.
J’aimerais parler de votre style. Vous utilisez une jolie langue, très fluide.
Oui, j’essaie d’écrire ainsi. Car en tant que lecteur je n’aime pas être arrêté par la langue. Je ne parle pas des essais qui sont un genre en soi. Mais les romans trop difficiles me rebutent. Comme les livres de l’auteur portugais Antonio Lobo Antunes, dont le roman est une seule phrase. Ca peut m’intéresser littérairement un moment, mais en tant que lecteur ça me fatigue assez vite.
Quels sont les auteurs que vous aimez justement ?
J’aime beaucoup lire les auteurs des Editions de Minuit, Echenoz, Toussaint, Christian Gailly, parce que justement, je trouve que derrière un style, une langue très fluide,  des phrases bien construites, il y a aussi un vrai regard sur notre monde contemporain, l’air de ne pas y toucher, un portrait saisissant de la vie actuelle et beaucoup d’humour souvent. J’aime ce mélange. Je me suis quand même demandé si le nouveau roman n’avait pas tué la littérature française, en tout cas on en a pâti longtemps, alors je me suis tourné vers la littérature anglo-saxonne, des auteurs comme Martin Amis par exemple. La langue y est plus crue, plus ancrée dans la vie sociale mais il y a aussi une vraie construction originale. J’adore la littérature juive new-yorkaise de Philippe Roth ou Saul Bellow. En polar, les polars anglais, ceux de Ian Rankin, John Harvey et  aussi les polars scandinaves et leur côté « grande quête ». Aujourd’hui, j’avoue ressentir un peu de lassitude, car je trouve que les polars se ressemblent tous finalement. Mais de temps en temps on tombe sur un livre qui nous met un coup de poing et on se dit : ça c’est un livre! Dans le genre, je viens de lire « Citizen Vince », de Jess Walter et c’est un vrai roman noir, avec de vrais personnages et une vraie ambiance qui se passe la semaine précédent les élections américaines de 1980 entre Carter et Reagan. Un de mes romans préféré est « Crimes et châtiments » de Dostoïovski et c’est du polar!  Raskolnikov, le personnage principal est un héros de polar.
Ce qui vous plaît, est-ce le fait que se soit ancré dans le réel et présente un vrai regard frontal sur notre société ?
Oui. Je pense qu’aujourd’hui, le genre littéraire qui plonge vraiment au cœur de notre monde contemporain c’est le polar. C’est un peu le reproche que je fais à la littérature actuelle : elle ne plonge pas assez dans le quotidien, l’univers urbain actuel.
Qui est violent ?
Qui est sombre en tout cas. Et puis on est en période de crise, et je trouve que la littérature française ne témoigne pas tellement de cette réalité sociale.
En tant que juge, vous avez vu une évolution dans les rapports sociaux ?
Maintenant je suis juge au civile, donc c’est différent. Je suis en charge des affaires de propriété intellectuelle, dans le domaine de la création, qui est un univers très particulier. On ne peut pas dire que se soit représentatif de notre société. Mais les tensions s’exacerbent partout, c’est un fait.
J’aimerais revenir sur les personnages féminins de votre dernier livre. Ils sont très réalistes et incarnés. Très libres aussi. Notamment dans leurs vies affectives et sentimentales. Il est rare de rencontrer un homme capable de se mettre dans la peau de personnages féminins aussi diversifiées, vivant leurs existences sans tabous, traités avec autant d’acuité et de bienveillance.
C’est ce qui me plait, me mettre dans la peau de personnages bien différents de moi. Le flic de mon roman est homosexuel. Et bien que très différent de moi, j’ai aimé me mettre dans sa peau. J’aime bien aussi Barbara, un des personnages féminins de mon livre. Je pense commencer à connaître plutôt bien la psychologie féminine et ça me plaît beaucoup de travailler mes personnages féminins. Et puis de mélanger leurs vies professionnelles et affectives. Je pense que dans la vie, la dimension affective est très importante car mes polars ne sont pas simplement des intrigues policiaires. J’ai fait une interview dernièrement et le journaliste m’a fait remarquer que mes personnages avaient tous une vie affective plus ou moins foireuse. Je pense qu’aujourd’hui, nos vies affectives sont toutes plus ou moins foireuses ! Autour de moi, mes amis en couple depuis vingt ans envient ceux qui ont des partenaires variés, et ceux qui ont des partenaires variés envient ceux qui ont une vie affective stable et pérenne. Je pense que ces vingt dernières années les rapports homme-femme ont été bouleversés et je souhaite témoigner de cette réalité dans mes livres, dans les rapports humains entre mes personnages.
Comment travaillez-vous, écrivez-vous ? En général et au quotidien ?
Il y a deux écoles. Ceux qui préparent tout et savent exactement où ils vont. Et les autres qui démarrent et construisent l’intrigue au fur et à mesure. Je fais partie de la deuxième école. Au quotidien, j’écris quand je peux et quand j’ai envie. Lorsque mon travail me laisse du temps. Je peux écrire d’une traite, quitte à charger mon travail de juge sur les jours suivants, ou ne pas écrire pendant quinze jours. C’est aussi profitable, l’histoire se construit dans la durée, dans ma tête dans ces périodes de maturation.  Les idées viennent parfois quand je conduis, je lis, je regarde la télé. Je ne suis pas frustré de ne pas pouvoir immédiatement les coucher sur papier. Les idées bonnes survivent, quand je les oublie, c’est qu’elles n’étaient pas bonnes !
Quels sont vos projets ? Une adaptation pour la télévision ? Un roman ?
J’ai travaillé dernièrement à l’écriture d’un scénario pour une série télévisée mais qui n’est  pas une adaptation d’un de mes romans. Je pense que mes livres possèdent tout ce qu’il faut pour une adaptation audiovisuelle,  beaucoup de personnages et d’intrigues qui s’entrecroisent. D’ailleurs, il y a eu des approches pour une adaptation de « Maquillages », et pas de suite. Mais je ne souhaite pas faire l’adaptation moi-même, je ne pense pas que le romancier soit le mieux placé pour adapter son propre roman, un regard extérieur et neuf est souhaitable. Quand à un nouveau livre…. J’ai quatre pistes actuellement. Mais je ne les sens pas partir comme je le souhaite, alors j’attends qu’une seule et vraie piste se dessine. Ce qui est certain, c’est que le prochain livre ne sera pas un polar.
Parce que vous voyez votre vie en rose en ce moment ?
Non, justement, je suis persuadé que l’on peut très bien écrire des choses sombres lorsque l’on traverse une période de sa vie légère et heureuse, et des choses légères lorsque l’on traverse une période sombre. Cela fait cinq ans que je partage la vie de mes personnages, le juge et le flic, et j’ai besoin de faire une pause avec eux, quitte à les retrouver plus tard. Ce binôme fonctionne bien et leur histoire n’est pas finie !
« La piste du temps », Eric Halphen, 416 pages, collection Rivages/Thriller, paru le 12 05 2010.