Le Dictateur, réalisé en 1940 par Charlie Chaplin, n’est pas seulement l’un des films les plus célèbres de l’histoire du cinéma, où Chaplin interprète à la fois le rôle d’Hitler et d’un barbier juif.
C’est aussi l’un de ceux qui, scellant la rencontre explosive d’un artiste visionnaire et d’une catastrophe historique sans précédent, ont suscité une littérature débordante.
Était-il vraiment nécessaire d’ajouter ne serait-ce qu’une ligne à ces lectures, aussi riches que nombreuses ?
En refermant l’opuscule de Jean Narboni, on se dit que oui, sans l’ombre d’un doute. L’ouvrage est mince, pesé, pas cher, mais il peut rapporter gros. Son auteur a été rédacteur en chef aux Cahiers du cinéma de 1968 à 1974, où il a créé la branche éditoriale de la revue (les Éditions de l’Étoile), avant de devenir une figure marquante de l’enseignement du cinéma. Après une solide et remarquable étude consacrée au cinéaste japonais Mikio Naruse (Ed. des Cahiers du cinéma, 2006), il tente aujourd’hui, avec Pourquoi les coiffeurs ?, une approche plus risquée, en raison de son objet, mais plus encore de sa méthode.
Celle-ci part d’abord d’un certain nombre de questions simples, rarement ou pas posées au sujet de ce film pourtant disséqué par tous les bouts possibles et imaginables.
D’une évidente justesse, elles sèment au seuil de cet ouvrage les graines d’une stimulante curiosité.
Quelques exemples : « Pourquoi Chaplin introduit-il son film par un long prologue sur la guerre de 14-18, aussitôt vu qu’oublié, en attendant qu’une autre vision le propose à notre attention ? » « Pourquoi dit-on toujours “le petit barbier juif” quand c’est le terme de “coiffeur” qui conviendrait, pour des raisons profondes et anciennes ? »
« Pourquoi faut-il que la ressemblance entre Hynkel et le petit homme ne soit relevée par personne dans le film ? »
Les réponses apportées par le livre font quant à elles feu de tout bois : analyse filmique, histoire des idées, réminiscences littéraires, connaissance musicale, historiographie proprement dite. Passant avec aisance de l’un à l’autre, du détail au général, de l’intuition à l’objectivation, Narboni déploie une science aérienne, un art funambulesque du commentaire, qui s’accordent d’autant mieux avec son objet qu’ils ont pour passion commune le partage sensible, souvent joyeux, de l’intelligence.
On apprend de fait une foule de choses dans ce petit livre. Que Chaplin aurait pu être le lecteur du Walter Benjamin de L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, que Le Dictateur annonce sous certains aspects le troublant Pompes funèbres de Jean Genet, qu’un haut dignitaire nazi préposé aux affaires juives et nommé Hinkel exista bel et bien, que l’utilisation des motifs wagnériens et brahmsiens du film est infiniment plus subtile qu’on ne l’imagine, mille autres choses encore.
Certaines questions, nourries par l’histoire du cinéma depuis la Shoah, y sont au passage finement pesées, à commencer par celle-ci, lancinante : peut-on, et comment, rire de tout ?
Voici donc, en dépit de son apparente modestie, un essai comme on rêverait d’en lire plus souvent : érudit, limpide, élégant, original. Il s’inscrit à ce titre dans la ligne ambitieuse d’une jeune maison d’édition adossée à une société de production et de distribution cinématographique (Capricci) qui a récemment mis à l’honneur des ouvrages d’une fraîcheur inattendue, signés par les cinéastes Werner Herzog et Luc Moullet ou encore par le critique américain Jim Hoberman.
Le fait vaut d’être noté, à l’heure où l’édition de cinéma, et partant la pensée qu’elle promeut, se réduit comme peau de chagrin.
…POURQUOI LES COIFFEURS ? NOTES ACTUELLES SUR « LE DICTATEUR » de Jean Narboni. Capricci, 126 p., 13 €.