Ce dernier roman de l’écrivain américain est demeuré inachevé. Melville ne cessait de le remanier, donnant de l’ampleur aux personnages et peaufinant le contexte historique. Mais, tel qu’il apparaît dans sa version ultime (publiée pour la première fois en 1924), il a la forme d’une tragédie. Il résume tout ce que Melville a connu et écrit : la mer, les relations entre mâles, la philosophie binaire de l’Ancien testament.
Billy Budd est un jeune marin de 21 ans beau, blond, athlétique et d’une heureuse nature. S’il ne sait pas lire, il chante admirablement. S’il est enfant trouvé, il est l’un des plus beaux spécimens d’humanité – un « Angle » tel un ange. Enlevé par la force à la marine de commerce et enrôlé sur un navire de guerre qui lutte contre le désordre des régicides français en 1797, il aura le malheur de déplaire à un caporal de police et d’être accusé à tort de complot. Convoqué devant le capitaine, il n’a pas de mot pour dire son indignation ou tenter d’expliquer la haine de l’autre. Comme tout barbare réduit à 400 mots, la langue paralysée, il frappe. Et tue raide son contradicteur. Dès lors, son destin est scellé. Le Code maritime fait du capitaine l’exécuteur sans pitié ni discussion de la peine. Une cour martiale hâtivement convoquée ne peut qu’entériner tout ce que la hiérarchie sociale et la discipline militaire exige. Billy Budd, le Beau marin, sera exécuté par pendaison à la grande vergue, à l’aube d’un nouveau jour.
Malgré certaines digressions fumeuses et un rien pédantes dans les premiers chapitres lorsque Melville se laisse aller à son penchant pour le bavardage philosophique (mais il n’a pas terminé l’ouvrage), l’action est directe, les personnages ont une grande épaisseur et la tragédie prend toute son ampleur. Belle fin que cette œuvre pour cet écrivain majeur qui n’a jamais fait fortune de son vivant avec ses livres !
Billy Budd est l’Homme même, Adam avant la Chute, modèle de Phidias pour Hercule, fils bâtard de noble anglais nous susurre-t-on. Mais tout ange suscite sa bête. L’être humain trop parfait encourt la jalousie. Le désir des hommes incline soit à la camaraderie, soit à la malveillance – et l’être humain trop beau et trop gentil ne peut laisser indifférent. Le lecteur lettré songe à l’albatros de Baudelaire, ce vaste oiseau des mers harponné par les marins jaloux et que ses ailes de géants empêchent de marcher. Billy vit en hauteur sur la hune, son antagoniste Claggart surveille les profondeurs du navire. Budd (le bouton de fleur) est généreux, l’autre ranci et mesquin. Le premier est candide, le second retord. Symboliquement, le fils de Dieu est circonvenu par le Serpent qui siffle ses médisances. Dès lors le capitaine Vere (vir, l’homme) ne peut qu’appliquer implacablement le règlement. Tout comme Abraham sacrifie Isaac son fils chéri sur ordre supérieur.
Dieu, ici, n’est pas absent, mais il n’est ni dans le code maritime, ni dans l’Eglise. La marine anglaise reproduit toutes les tares de l’aristocratie imbue d’elle-même et dominatrice. L’aumônier est cantonné à rosir l’exécution capitale, sans aucun pouvoir venu d’en haut. Dieu est ailleurs : dans la nature avec le soleil qui rosit le pendu en son dernier instant, dans le destin qui va faire périr sans gloire le capitaine trop rigide, dans la ballade sur Billy Budd que compose un marin par la suite.Dans cette société exclusivement mâle, la force prime le droit, la hiérarchie la justice, le désir interdit fait chuter de viril à vil. Car ce ne sont ni les vieux, ni les laids, ni les quelconques, que l’on persécute ou accuse : ce sont les beaux, les forts, les heureux. Il n’est pas indifférent que la Révolution coupeuse de têtes reste en filigrane de cette action située en 1797. L’égalitarisme revendiqué jalouse tout ce qui dépasse, rabaisse les remarquables, humilie les trop confiants. L’ordre « naturel » est subverti par tout ce qui est bas dans l’homme : l’envie, la haine, la cruauté.
Il n’est pas étonnant que cette œuvre ultime ait tant séduit à sa parution, 33 ans après avoir été créée. C’est que nous avons changé de siècle et que la guerre de 14 a vu l’effondrement des élites épuisées, de l’aristocratie méprisante et de la discipline absurde. Il n’est pas étonnant que Giorgio Federico Ghedini en 1949 et Benjamin Britten en 1951, en aient tiré chacun un opéra, après l’autre guerre, celle de 40. Ni que Peter Ustinov en ait fait un film en 1962, en pleine guerre froide et provocation krouchtchévienne. C’est que la tragédie est de toutes les époques, elle parle aujourd’hui comme elle parlait hier sous d’autres mœurs, en d’autres sociétés. Parce que le Mal est dans l’homme comme le Bien, tous deux intimement constitutifs de sa nature. Parce que la chair est faible et l’âme basse la plupart du temps, chez l’homme moyen. Selon la Bible, cette hantise américaine.
Herman Melville, Billy Budd, 1891, Œuvre complète t.4, Pléiade Gallimard 2010 ou édition Amsterdam poche 2007, 9.32€