Entretien avec Enrico Rava, 20 juillet 2010
A propos de votre formation, on parle souvent de la rencontre créatrice entre votre musique, au son si reconnaissable, et les jaillissements et débordements des jeunes musiciens, entre votre lyrisme et leur imaginaire. Cependant, je veux croire que leur lyrisme rencontre votre imaginaire et leur fougue votre énergie. Pouvez-vous nous parler de ces rencontres ?
Je dois dire que je ne choisis pas les musiciens avec qui je vais jouer sur la base de leur âge. Je m’associe avec des musiciens avec lesquels je partage plus ou moins la même vision. C’est un pur hasard si la plupart des musiciens avec lesquels je joue sont beaucoup plus jeunes que moi. Il faut dire que souvent les musiciens de mon âge se cristallisent sur leur meilleure période. Je pense que je reçois beaucoup des musiciens avec qui je joue, qu’ils soient jeunes ou vieux, et de mon côté j’essaie de donner.
Il y a quelque chose qui vous plaît dans l’enthousiasme et l’énergie d’un jeune musicien qui débute ?
Bien sûr la volonté des jeunes de se faire une place est importante, mais je ne pense pas qu’il s’agit d’une caractéristique… le désir n’est pas une caractéristique inhérente à l’âge. Moi j’ai 71 ans et j’ai le même enthousiasme et le même désir que quand j’en avais 16. Il y a des personnes qui n’ont aucun désir à vingt ans ; il y a des personnes qui naissent vieilles et d’autres qui meurent jeunes.
Robert Peyrillou, président de Souillac-en-jazz, dans son éditorial, salue votre son, toujours plus beau et plus émouvant, reconnaissable dès qu’on l’a entendu. J’aimerais que vous nous parliez de votre travail à la trompette, quelle quête vous a conduit à ce son ?
Je crois que l’on n’atteint pas le son au travers d’une recherche. Le son est le son de notre propre âme. Quand on recherche son propre son à tout prix c’est un son artificiel. En effet il n’existe pas « un beau son », il n’existe qu’un son qui est le vrai son de la personne. Le son est un ensemble de choses : c’est une qualité de vibrato, un type d’attaque, la quantité de souffle que l’on met dans le son qui fait qu’il devient suffisant, c’est tout cela qui constitue le son. Il faut que le son représente ce que l’on sent, c’est là qu’il devient vraiment beau. Miles Davis et Chet Baker avaient un son vraiment merveilleux, mais d’un point de vue académique ou théorique leur son n’était pas beau. Marsalis a un beau son, mais selon moi il est moins beau que ceux de Miles et Chet, sans doute parce qu’ils ont en eux des choses en plus que Marsalis n’a pas. J’aime beaucoup Marsalis, mais il ne me viendrait pas à l’esprit de le citer comme un beau son. En réalité Marsalis a un beau son, mais pour moi le vrai beau son est celui de Miles ou de Chet car c’est LEUR son. Ce n’est pas un son de conservatoire, qui serait simplement pur. Mais bon tout cela dépend de comment on voit les choses.
Vous parlez de l’âme en somme…
Oui exactement, en effet pour moi, un musicien qui avait un son merveilleux était Toni Fruscella, un italo-américain qui a sévit dans les années 60. D’un point de vue académique il n’avait pas un beau son, mais pour moi il produisait un son merveilleux parce que honnête et authentique.
Vous allez jouer après un concert de piano solo de votre ami Stefano Bollani. Pouvez-vous nous parler du chemin que vous avez parcouru ensemble ?
Je l’ai connu quand il était absolument inconnu alors qu’il jouait avec des chanteurs pop. J’ai immédiatement été touché et j’ai pensé qu’il s’agissait du pianiste que j’attendais depuis des années. Et de fait je l’ai dès lors associé à tous mes projets, même des projets avec Gato Barbieri, des projets avec orchestre symphonique et mon quintette. Puis peu à peu Stefano est devenu très populaire, non seulement comme pianiste, mais aussi comme imitateur, c’est vraiment un personnage polyvalent : il fait de la télé, de la radio. Comme c’est désormais un homme très occupé par différents projets, la seule chose que nous continuons à faire ensemble c’est notre duo. Jouer avec Stefano est toujours une surprise et me procure un plaisir immense.
Vous l’avez dit à plusieurs reprises, pour vous « jouer est une fête ». Quel est le pouvoir de la musique sur le bonheur ? Comment naît-il ? Pourquoi ?
Pour commencer il faudrait définir le bonheur. Les personnes heureuses existent-elles ? Je ne sais pas, peut-être que oui, peut-être que non. Moi je ne le crois pas. Pour être heureux il faut être un peu idiot. Tout au plus on peut vivre des moments de bonheur très intenses, mais ensuite on les paye par une belle vague de dépression, non ? (rires). Le bonheur c’est jouer de la musique quand tout marche, quand on sent l’équilibre, l’harmonie, quand tous les musiciens donnent et reçoivent, quand personne n’impose son ego sans y renoncer pour autant. Alors apparaît cette parfaite harmonie qui nous relie à notre harmonie interne, parce que notre corps est un corps harmonique où tout fonctionne – tant qu’on est vivants c’est que tout fonctionne non ? – Les reins, les poumons, le cœur font ce qu’ils ont à faire. Quand un groupe fonctionne c’est ainsi que cela se passe. C’est l’harmonie cosmique. Quand tout marche on se relie avec notre for intérieur, avec le cosmos, avec le Tout , et c’est un moment de bonheur. Jouer est une fête, je dis toujours aux jeunes musiciens avec qui je joue et qui parfois vont monter sur scène fringués comme s’ils allaient dormir, de mettre quelque chose de beau : « vous allez à une fête, habillez-vous en conséquence ! » C’est un évènement spécial, ce n’est pas comme aller repeindre un mur ou déplacer des caisses. C’est un moment de fête et de joie, c’est comme quand on a rencart avec une fille que l’on ne connaît pas : on se fait beau, on se rase, on se lave et on se met quelque chose de joli.
Vous êtes venu à Souillac en 2004 et vous vous souvenez peut-être de la magnifique abbaye romane, écrin de pierre qui sert de décor aux concerts. Est-ce que jouer à l’extérieur, dans un endroit chargé de spiritualité et de beauté a une influence sur votre musique au moment où elle se crée ?
Parfois oui, parfois non. Il n’y a pas de règle. L’élément principal c’est l’acoustique. La moitié du succès d’un concert dépend de l’acoustique. Ca vient du son et d’un bon système d’amplification. Quand il n’y avait pas encore d’ingénieurs du son, on construisait des théâtres où le son était exceptionnel. Par exemple en Italie, il y a le théâtre olympique de Vicenza qui est le plus ancien théâtre fermé du monde où le son est extraordinaire, il est si beau qu’il inspire tout le monde. J’ai joué avec Bollani à San Carlo di Napoli : le son était si bon que dès la première note on a su que ce serait un concert extraordinaire. Et puis bien sûr s’il y a de l’histoire par là autour ça fait quelque chose, mais ce n’est pas une règle.
Jouer au Village Vanguard où l’on sait qu’y ont joué les plus grands du jazz, ça fait un certain effet, on sent les vibrations qui règnent dans ce lieu, cela peut donc aussi valoir pour une cathédrale.
Merci beaucoup de nous avoir répondu avec tant d'enthousiasme et d'exactitude.
Propos recueillis et traduits par Enrico