L'historien Laurent Martin dresse ici l'histoire détaillée, ponctuée de chiffres et de portraits, de cet hebdomadaire conçu en 1915 comme une "protestation contre l'esprit de guerre", contre le bourrage de crâne et la censure. Son éloge d'un certain nombre de revues politiques et littéraires, dont la plupart se classaient à gauche, est significative. Roland Dorgelès y entra en 1917, signant ses articles sous son vrai nom ou sous le pseudonyme de Roland Catenoy.
En novembre 1918, l'hebdomadaire compte déjà 40 000 lecteurs sur tout le territoire français, et il est lu en cachette par les soldats du front, étant peu apprécié de l'état-major.
A la fin de la guerre et jusqu'en 1940, il lui faut assurer sa reconversion en temps de paix, d'autant qu'il subissait de plein fouet l'augmentation du prix du papier, qu'il refusait par principe toute publicité et que le Merle blanc lui faisait concurrence. Il y eut d'ailleurs trois tentatives malheureuses d'investissement dans Le Quotidien de Paris, Le Pélican et une salle de théâtre. Les salaires sont alors divulgués, proportionnels à la notoriété du dessinateur. Les journalistes, ayant acquis une expérience avant leur entrée au Canard, avaient surtout travaillé dans la presse de gauche ou continuaient à y travailler en parallèle, en particulier à L'Humanité, Le Crapouillot et L'Oeuvre.
Comme les autres, ils demeurent aveugles sur la réalité de l'Allemagne nazie et se sabordent le 5 juin 1940 quand Paris est conquis.
En septembre 1944 comme en septembre 1954, le journal tire à 100 000 exemplaires environ, dans le contexte très particulier de la Libération et de la Guerre froide, avec la naissance de quantité de journaux et sa difficulté à retrouver un siège à Paris, et soutient durablement le seul politicien qui trouvera grâce à ses yeux en 90 ans d'existence : Pierre Mèndes France. Ses thèmes de prédilection furent alors l'épuration (il défend Albert Camus contre François Mauriac qui appelle à la clémence pour les collaborateurs les plus notoires, fustige Montherlant), la pénurie et l'Eglise catholique qui mène campagne pour maintenir les subventions accodrées à ses écoles.
A partir de 1954 et jusqu'en 1969, les ventes du Canard enchaîné repartent à la hausse, avec la guerre d'Algérie, les circonstances du retour au pouvoir du général de Gaulle et son départ, et mai 1968. Durant cette période, Jean Clémentin trouve des informateurs aussi bien en pleine guerre d'Algérie que dans les milieux politiques et syndicaux, et contribue à pousser le journal d'opinion vers l'investigation.
De 1969 à 1981, cette mue se poursuit, avec un pic en 1981 de 730 000 exemplaires tirés en moyenne, avec la relève d'une génération de journalistes, et avec la divulgation d'affaires, mais jamais avec des articles de fond.
Le journal soutient le droit à l'avortement, les ouvriers de Lip.
Il est placé sous écoute par le ministre de l'intérieur.
L'ampleur du succès du Canard enchaîné, le niveau de rémunération de ses collaborateurs et surtout ses ressources reposant uniquement sur la vente du journal, voire sur ses placements financiers, ne devant rien à la publicité, détonaient dans le paysage de la presse française des années 1970. En outre, ses frais sont faibles : le papier est bon marché, la pagination est réduite, le journal n'est pas broché ; l'équipe rédactionnelle et administrative est de petite taille ; il n'y a pas de correspondant à l'étranger. Ses seuls frais consistent en l'achat de leurs locaux au 173 rue du Faubourg Saint-Honoré dans les années 70.
Avec l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, les tirages baissent car beaucoup de lecteurs, et même de journalistes (certains démissionneront), ne comprennent pas qu'on puisse critiquer un gouvernement de gauche lorsqu'on a une sensibilité de gauche. En revanche, son attitude face au Front national et à Le Pen en particulier plait davantage.
Au Canard, seules les coulisses de l'actualité politique française apparaissent. Dénoncer, railler, tourner en dérision, voilà la mission que se sont assignés les journalistes et dessinateurs du Volatile, hebdomadaire subversif.
Extrêmement fouillée, cette étude chronologique d'un des hebdomadaires
satiriques les plus originaux au monde, et l'un des rares à ne pas sembler souffrir de l'actuelle crise de la presse écrite, évite, malgré son apparente objectivité, quelques sujets qui fâchent
et qu'on aurait aimé voir ici éclaircis, comme l'absence de femme au sein de la rédaction, si ce n'est en tant que secrétaire, ou comme leur manipulation possible par des informateurs haut placés
divulguant telle information à un moment-clé. C'est dommage, mais cela n'enlève en rien l'intérêt qu'on peut prendre à la lecture de cette histoire absolument
passionnante.
MARTIN, Laurent. - Le Canard enchaîné : Histoire d'un journal satitique (1915-2005). - Nouveau monde éditions, 2005. - 767 p.. - ISBN 2-84736-112-X : 14 €.