Valentin de Boulogne ou le regard perdu

Publié le 21 juillet 2010 par Jeanchristophepucek

Valentin de Boulogne (Coulommiers, 1591-Rome, 1632),
Le concert au bas-relief
, c.1622-25.

Huile sur toile, 173 x 214 cm, Paris, Musée du Louvre.

L’année 2010 a vu se multiplier les hommages à Michelangelo Merisi dit, en français, Le Caravage, mort à Porto Ercole en juillet 1610, un artiste dont l’apport révolutionnaire à la peinture de son temps et la vie romanesque n’ont pas fini de faire couler des encres plus (je renvoie les lecteurs à deux intéressants billets publiés ici et ) ou moins informées. Plutôt que surenchérir inutilement sur ce sujet, j’ai choisi d’évoquer Caravage et surtout son legs au travers d’une figure peut-être moins connue mais, à mon sens, tout aussi passionnante, tant du point de vue artistique qu’humain, si toutefois les sources documentaires ne déforment pas trop les données biographiques qu’elles nous livrent : Valentin de Boulogne.

Coulommiers, 1591. C’est dans cette commune de la Brie, où l’on peut encore voir la maison construite à l’emplacement de celle où il est né et qui a brûlé au XVIIIe siècle, que Jean Valentin voit le jour. On ignore tout de sa formation mais c’est vraisemblablement auprès de son père, peintre lui-même, qu’il reçoit les rudiments de son métier, avant de gagner, directement ou non, l’Italie et Rome, où l’écrivain d’art Joachim von Sandrart (1606-1688) rapporte qu’il est arrivé avant Simon Vouet (1590-1649), donc avant la fin de 1613. Jusqu’en 1620, date à laquelle sa présence y est documentée, on ne sait rien de l’activité dans la ville éternelle de celui que la postérité connaît sous le nom de Valentin de Boulogne. Il est très probable qu’il se soit mis à l’école de son compatriote, qui jouissait déjà d’un solide prestige et dont le séjour romain fut un triomphe, couronné, en 1624, par son élection en qualité de prince de l’Académie de Saint-Luc, guilde des peintres et sculpteurs de Rome, et la commande officielle, pour la Basilique Saint-Pierre, de L’Adoration de la Croix, fresque malheureusement détruite au XVIIIe siècle. Ce qui est certain, c’est que les deux jeunes peintres vont se trouver au contact d’une des révolutions majeures qui touche la peinture au début du XVIIe siècle, le caravagisme.

Bien sûr, il ne s’agit pas d’une transmission directe, puisque Le Caravage est mort quelques années plus tôt, en laissant néanmoins derrière lui nombre d’émules en mesure de prolonger, chacun selon son talent, son héritage. Parmi ces suiveurs, un des mieux doués se nomme Bartolomeo Manfredi (1582-1622). Cet artiste insaisissable, dont l’identification des œuvres ne cesse de poser des problèmes aux historiens de l’Art, a fréquenté l’atelier du Caravage dont il va simplifier et standardiser le langage – Manfrediana Methodus, pour reprendre le terme de Sandrart – ce qui va lui permettre d’en devenir le passeur le plus efficace auprès des artistes du Nord présents à Rome dans les années 1610-1620. Parmi eux, nous l’avons vu, Vouet et Le Valentin, mais aussi Nicolas Tournier, Jusepe de Ribera, ou deux des fondateurs de l’École caravagesque d’Utrecht, Gerrit van Honthorst et Dirck van Baburen. Un essaim qui va répandre sur toute l’Europe une irrésistible vague ténébriste.

Valentin de Boulogne, cette même année 1624 qui voit l’éclatante réussite de Vouet, est admis dans une confrérie qui rassemble des artistes flamands et hollandais, principalement des peintres, graveurs, ou dessinateurs, venus se perfectionner dans leur art sous le ciel romain, les Bentvueghels (que l’on peut traduire par « bande d’oiseaux »). Cette association doit être comprise comme un cercle plus à portée sociale qu’à proprement parler artistique, même si l’on sait que des échanges d’idées y avaient également lieu. Les postulants n’y étaient admis qu’après avoir subi une initiation (dont un tableau conservé au Rijksmuseum d’Amsterdam permet de se faire une idée) qui, à l’instar de ce que l’on connaît des activités habituelles du groupe, faisait la part belle aux plaisirs, notamment du vin, Bacchus ayant été choisi comme divinité tutélaire par la joyeuse bande. On imagine sans mal les débordements que pouvait provoquer une telle abondance de libations et c’est sans doute à cause des troubles engendrés par ce rituel initiatique que le pape Clément XI finit par l’interdire en 1720. Parallèlement à ceux qu’il entretient avec les Bentvueghels, Le Valentin, probablement entraîné, au moins en partie, dans le sillage de Vouet, va nouer des liens avec de puissants mécènes, le cardinal Francesco Barberini (1597-1679) et son secrétaire, Cassiano dal Pozzo (1588-1657). Ils vont devenir ses principaux commanditaires, du moins pour les œuvres sur lesquelles on possède des sources documentaires, soit à partir de 1627, année du départ d’Italie de Vouet, rappelé en France pour devenir un des peintres officiels du roi Louis XIII, ce qui constitue une coïncidence pour le moins troublante.

« Signor Valentino », ainsi que le nomment les archives, se voit notamment confier la réalisation d’un David avec la tête de Goliath (1627, collection privée) et d’une Décollation de Saint-Jean Baptiste (1627, perdue), d’une Allégorie de Rome (1628, Rome, Institut finlandais), avec, en point d’orgue, un Martyre de saint Processe et saint Martinien pour la Basilique Saint-Pierre (1629, aujourd’hui à la Pinacothèque du Vatican), qui le pose en concurrent involontaire de Nicolas Poussin (1594-1665), installé à Rome depuis 1624 et dont le Martyre de Saint Érasme (1628-29), sa première commande officielle romaine d’importance, émanant probablement du cardinal Barberini, se trouve à proximité immédiate de la réalisation du Valentin, qui n’a d’ailleurs pas hésité à lui emprunter des éléments de composition. Outre un Samson de 1630 (Cleveland, Museum of Art), le dernier tableau qui peut être daté avec certitude est une Réunion avec une diseuse de bonne aventure (Vienne, Liechtenstein Museum), commandé au peintre en 1631 par un noble sicilien demeurant à Madrid, Fabrizio Valguarnera, lié à Poussin et à Rubens, qui, compromis dans une affaire de vol de diamants, fut arrêté et mourut en prison à Rome le 2 décembre 1632. En août de cette même année, si l’on en croit ce que rapporte Giovanni Baglione (c.1570-1643) dans ses Vite de’pittori… (Rome, 1642), Valentin de Boulogne se baigne dans une fontaine après une soirée bien arrosée ; le refroidissement qu’il contracte alors lui est fatal et il est enterré, aux frais de Cassiano dal Pozzo, le 20 août 1632.

Forts contrastes d’ombre et de lumière qui sculptent, animent corps et visages, emploi majoritaire des demi-figures, refus de l’idéalisation matérialisé par l’emploi de types « plébéiens » dans les compositions religieuses ou allégoriques, reprise de thèmes tels que les scènes de taverne avec des musiciens, les diseuses de bonne aventure, les tricheurs des parties de cartes, les épisodes violents de la Bible, les quelques 75 toiles, dont aucune n’est ni datée, ni signée, que l’on conserve de la production de Valentin de Boulogne se placent dans la lignée de celle du Caravage avec une constance qui tient presque de l’obstination. Or, même si son formidable retentissement européen occulte souvent ce phénomène, le caravagisme était en train de passer de mode en Italie dès le milieu de la décennie 1620, pour faire place à une manière où la clarté et une douceur diffuse remplaçaient son dramatisme sombre et heurté, dont les artistes espagnols, Ribera en tête, allaient se trouver les seuls véritables héritiers. Les exemples de Vouet et de Poussin sont révélateurs de cette progressive désaffection ; le premier, après s’être inscrit dans la mouvance caravagesque au début de son séjour romain, va rapidement n’en conserver que des éléments atténués par son goût pour les couleurs vives et les poses gracieuses (son Saint Jérôme et l’Ange offre un bon aperçu de cette coexistence), tandis que le second, du fait, sans doute, tant de son arrivée tardive à Rome que de sa propre personnalité, va y rester assez complètement insensible, allant même jusqu’à déclarer que Caravage était venu « pour détruire la Peinture ». Ces deux peintres, Vouet directement, Poussin à distance, en dépit d’un séjour à Paris de 1640 à 1642 qui assurera la diffusion de sa manière grâce à une clientèle de connaisseurs en même temps qu’il lui confirmera l’hégémonie de Vouet, vont jouer un rôle déterminant dans l’élaboration du langage de la peinture française classique, où le caravagisme ne subsiste plus guère qu’à l’état de traces souvent imperceptibles.

Le Valentin, sans doute conscient des perspectives de carrière extrêmement réduites qui s’offrent à lui en France, du fait, notamment, de l’irrésistible ascension de Vouet, choisit donc de rester fidèle à Rome et au Caravage. Mais il faut nuancer ce dernier point ; comme tous les artistes présents dans la cité à cette période, si le Français a pu avoir accès aux nombreuses œuvres du maître qui y sont exposées, c’est bien l’idiome filtré par la Manfrediana Methodus qu’il va reprendre. Ainsi, si l’on peut parler de violence dans ses tableaux les plus précoces (comme dans Judith et Holopherne, à comparer avec les traitements du même thème par Artemisia Gentileschi), jamais celle-ci n’est exacerbée au point de se transmuer en sentiment extatique comme chez le Caravage où fracas et ravissement sont étroitement parents. Cette distance avec ce que l’on peut nommer, au prix d’une distorsion chronologique, l’expressionnisme caravagesque va s’accentuer au fil des tableaux du Valentin, une tendance qui trouve un aboutissement particulièrement net dans le Martyre de Saint Processe et Saint Martinien, plus solennel et concentré que véritablement terrible.


Le terrain d’expression où affleure la part la plus personnelle du talent de Valentin de Boulogne demeure cependant ses scènes de genre, par lesquelles j’ai choisi de débuter et de clore ce billet. Contrairement à ce que l’on observe chez Caravage, elles se distinguent par l’absence d’intrication entre les personnages, qui semblent chacun noyés dans leurs pensées, comme étrangers à la scène dont ils font pourtant partie. Il y a autour d’eux un silence qui, malgré la musique mêlée aux bruits ambiants, ne cesse de se creuser et ce sont, plus que les acteurs d’un moment commun du temps, des fragments de solitude juxtaposés, dont le regard, tout occupé par la méditation intérieure qu’il poursuit, n’envisage pas le spectateur, même les rares fois où il le fixe. Regards absents, regards perdus. Même Samson n’est plus le guerrier qui, armé d’une simple mâchoire d’âne, a tué mille Philistins, c’est un homme soudain fragile, semblant en proie à une agitation intérieure qui confine à l’angoisse ; la pose dans lequel le peintre le représente n’est d’ailleurs pas innocente : sa tête appuyée sur sa main le rattache sans l’ombre d’un doute au typus melancholicus (songez à Melencolia I de Dürer). Si vous revenez aux scènes de genre présentées dans ce billet, vous constaterez qu’un personnage, dans chacune d’elles, répond précisément à ce type, l’enfant rêveur au centre du Concert au bas relief, le jeune homme attablé qui apparaît entre les deux personnages principaux de la Réunion avec une diseuse de bonne aventure, le soldat en armure des Quatre âges de la vie. Cette dernière œuvre, peut-être la plus émouvante de toute la production du Valentin, atteint cette dimension méditative propre aux Vanités qui fleuriront tout au long de l’âge baroque, sans néanmoins se limiter au Memento mori de l’oiseau échappé de la cage maintenant vide de l’enfant ; elle représente également les moyens de lutter contre la mélancolie native qui étreint l’Homme (représenté par le garçonnet) lorsqu’il prend conscience que tout s’enfuit, que tout lui échappe (la cage vide) : la musique, l’activité et les honneurs (la couronne qui ceint le front du soldat), les livres, le vin. Insouciance brisée de l’enfance, rêves interrompus de la jeunesse, renoncements ensommeillés de l’âge mûr, errances titubantes de la vieillesse, cette « vie silencieuse » (Still life, mot ô combien plus pertinent que le français « nature morte ») où la figure humaine remplace les habituels objets nous rappelle que chaque âge est un combat perdu d’avance contre l’inexorable avancée du temps. Loin de la théâtralité expressive de Caravage, dont il n’a conservé, dans ce tableau, que le clair-obscur pour mieux souligner, sans doute, le caractère ambigu de la destinée de l’Homme, Valentin de Boulogne fait montre ici d’une retenue expressive toute française, comme si son regard perdu s’était un instant fixé sur le rêve ténu, insaisissable, d’une patrie qu’il avait quitté jeune et ne reverrait jamais.

Illustrations du corps du billet :

Toutes les reproductions peuvent être agrandies en cliquant sur l’image.

1. Valentin de Boulogne (Coulommiers, 1591-Rome, 1632), Samson, 1630. Huile sur toile, 135,6 x 102,8 cm, Cleveland, Museum of Art.

2. Bartolomeo Manfredi (Ostiano, près de Mantoue, 1582-Rome, 1622), Cupidon châtié, c.1605-1613. Huile sur toile, 175,3 x 130,6 cm, Chicago, Art Institute.

3. Anonyme, Pays-Bas, XVIIe siècle, Initiation d’un nouveau membre des Bentvueghels à Rome, c.1660 ? Huile sur toile, 134 x 95,5 cm, Amsterdam, Rijksmuseum.

4. Valentin de Boulogne, Réunion avec une diseuse de bonne aventure, 1631. Huile sur toile, Vienne, Liechtenstein Museum.

5. Simon Vouet (Paris, 1590-1649), Saint Jérôme et l’Ange, c.1622-25. Huile sur toile, 144,8 x 179,8 cm, Washington, National Gallery of Art.

6. Valentin de Boulogne, Judith et Holopherne, c.1626 ? Huile sur toile, 106 x 141 cm, La Vallette, Musée national des Beaux-Arts.

7. Valentin de Boulogne, Les quatre âges de la vie, c.1629. Huile sur toile, 96,5 x 134 cm, Londres, National Gallery.

Accompagnement musical :

J’ai tenté de rassembler, dans ce billet, des musiques que Valentin de Boulogne aurait pu entendre, une française, sans doute de la fin du XVIe siècle, deux italiennes qui circulaient sans doute à Rome alors qu’il y était en activité.

1. Eustache du Caurroy (1549-1609), Le juste que jugea (instrumental), extrait des Meslanges (Paris, Ballard, 1610).

Doulce Mémoire
Denis Raisin Dadre, flûtes & direction

Les Meslanges. 1 CD Naïve E 8900. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

2. Giovanni Paolo Foscarini (avant 1621-après le 29 avril 1649), Toccata per la E (avant 1629 ?, repris dans Li Cinqui Libri della chitarra alla spagnola, Rome, 1640)

Ensemble Kapsberger

Rolf Lislevand, guitare baroque & direction

Alfabeto. 1 CD Astrée/Naïve E 8852. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

3. Stefano Landi (c.1586-1639), Canta la cicaleta, villanelle sur un texte « del Sig. B. Saracelli » (Secondo Libro d’Arie Musicali ad una voce, Rome, G.B. Robletti, 1627)

L’Arpeggiata
Christina Pluhar, harpe, théorbe, guitares & direction

Homo fugit velut umbra. 1 CD Alpha 020. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.