Poésie du samedi, 98
« Dit vrai, qui parle d’ombre »
Parle toi aussi
Parle toi aussi,
parle en dernier,
dis ta parole.
Parle –
Mais ne sépare pas le non du oui.
Donne aussi le sens à ta parole :
Donne-lui l’ombre.
Donne-lui assez d’ombre,
Donne-lui autant d’ombre
que tu en sais partagée autour de toi entre
minuit et midi et minuit.
Regarde tout autour :
Vois ce qui t’entoure devenir si vivant !
Dans la mort ! Vivant !
Celui qui parle l’ombre parle vrai.
Désormais le lieu où tu te tiens rétrécit :
Où aller maintenant, dépourvu d’ombre, où aller ?
Monte. En tâtonnant, monte.
Te voilà plus mince, moins ressemblant, plus fin !
Plus fin : un fil,
où l’étoile veut glisser et descendre :
pour nager en bas, tout en bas,
où elle se voit scintiller : dans la houle
des mots qui vont.
Paul Celan (1920 – 1970), paru dans Le Nouveau Commerce, traduction de Valérie Briet.
Mon talentueux voisin de blog Pierre Assouline consacre une chronique à Paul Celan, plus précisément pour saluer la parution de l’essai que lui consacre Yves Bonnefoy (Ce qui alarma Paul Celan, éd. Galilée) et qui porte précisément sur les circonstances du suicide de Celan. C’est l’occasion de lire ou relire l’œuvre d’un poète marqué par l’Histoire avec sa grande « H » comme holocaute et qui a décliné au fil des poèmes un feeling exceptionnel sur le sentiment tragique de l’existence. Il fut ami de René Char – et leurs œuvres respectives sont souvent inspirées par de communs questionnements.
La caractéristique majeure, selon moi, de la poésie de Celan est d’être marquée par son sentiment d’être un survivant taraudé par cette question sans réponse : Pourquoi eux et pas moi ? Question qu’on pourrait renverser en pourquoi moi et pas eux ? Comme peu d’autres, il sait puiser dans le Néant de l’anéantissement ou de la mort une énergie qui permet à l’homme de se dresser face à ce vide ou face à l’infini insaisissable d’une création dont les aboutissants échapperaient à l’entendement si…
S’il n’y avait ce vecteur de la parole créatrice et peut-être même régénératrice d’une création à continuer avec les moyens du bord, c’est à dire le Verbe. Il s’agit donc de parler. Et étrangement de « parler d’ombre » avec l’espoir d’atteindre quelque lumière. « Wahr spricht, wer Schatten spricht » écrit ainsi Celan et c’est Maurice Blanchot qui me paraît avoir formulé la traduction la plus économique et la plus juste : « Dit vrai, qui parle d’ombre ».
Du coup, ce vers acquiert une dimension de proverbe, avec son oxymore qui le tend comme une corde de violon. La voie est alors tracée, le dynamisme ascensionnel est ouvert : le poète –ou son lecteur, devient funambule vertical capable d’accrocher les étoiles. Une seule suffit et pourtant, il y en a tant… Du coup, voilà un autre échantillon de Paul Celan, extrait de La Rose de personne, dans la traduction de Martine Broda. Je ne sais dire, en revanche de quel recueil sort « Parle toi-aussi » qui m’a fait écho en premier mais dont je ne retrouve qu’une trace photocopiée…
.
Tant d’étoiles, que l’on nous tend.
J’étais,
quand je te vis- quand?-
dehors parmi
les autres mondes.
O ces chemins, galactiques,
O cette heure, qui nous
compléta des nuits sur le fardeau de nos noms. Il n’est,
je le sais, pas vrai,
que nous ayons vécu, il passa aveugle un souffle entre
Là-bas et Pas-là et le Parfois,
un oeil siffla comme une comète
allant vers l’éteint, dans les ravins,
là, où cela se consume sans éclat, se tenait
le temps, en majesté
et déjà vers le haut, vers le bas, poussait sur lui
ce qui fut ou ce qui sera-,
je sais,
je sais et tu sais, nous savions,
nous ne savions pas, mais
nous étions pourtant là et pas là-bas,
et de temps en temps, quand
seul le Rien se tenait entre nous,
alors nous étions totalement l’un et l’autre