Je dis à la visiteuse combien la saison est solitaire, à cause sans doute du soleil trop vertical, du départ subreptice des coquelicots, lents effacements de nos fossés… et surtout à cause d`un son: sifflement suraigu; il a surgi au fil des prés, et comme la visiteuse esquisse une dénégation, je lui mets la main sur la bouche, l’invite doucement à me suivre au gré des blés fuyant au bord de l`explosion, gris, oranges, parfois carrement noirs; on les dirait impatients de frissonner dans la batteuse où l’obsession de la moisson s’entretient dans les roulements poussiéreux des matins qui se suivent. Tu comprends, chère amie, le zenith est passé, oh il y aura bien des incendies, chaumes et laboureurs (déjá) au bord de l’asphyxie, mais août approchant, c’est le bouquet final. Je lui conte qu’alors, quand l’aigu chanterelle des moissons enfonce ses vrilles dans mes tympans, je n’ai de cesse de trouver une source au sommet d’une colline pour y plonger mes mains, ma nuque, et de saluer le noir et blanc des lourds galets qu’on prend parfois pour des poissons. Alors je m’apaise. Elle sourit avec moi, puis murmure: “C’est pour ça que les gens en août vont à la mer, inutile d’en faire tout un plat. – Décidément, ce n’est pas mon jour, dis-je en riant”.
Le rire me quitte très vite; elle est sérieuse. Elle n’entend rien. Le silence menace de dévorer le lien qui nous unit et “pour le coup, je vais être vraiment seul” ; j’ai parlé à haute voix, sans en avoir conscience, elle reprend:”Moi aussi, pour le coup, je vais être vraiment seule”. Je lui rétorque d’une voix blanche qu’elle ne fait que passer, elle est le passage, elle ne peut pas être seule, elle est la beauté du temps, elle en a les reflets lorsqu’avec sa robe aux motifs azurés, elle s’allonge sur le divan du moment, puis repart courir les collines et les avenues. “Comment serais-tu seule, toi que tout le monde attend?” Elle rit franchement de mon ingénuité, elle ne se moque pas, non, elle dit seulement:” Tu n’as rien appris, décidément. – Tu veux dire que tu n’es là que pour…?” Je devine à ses cils qui battent que c’est oui, qu’elle passe bien sùr, mais que le dialogue attendait…
Puis un chant, une voix – sans doute celle de la visiteuse qui s’est voilée – monte au plein de juillet:
“J’ai franchi toutes les saisons, coquelicots et épilobes plein les mains; j’allais de village en village distribuant aux vieillards ce rouge sang qui permet d’attendre sans angoisse le petit mur pelé où des roses trémières presque noires ont cru bon d’indiquer le passage. En hiver, évidemment, on me confondait avec la pluie et son ennui trop lourd aux esprit affairés. Au printemps, pourtant, ce printemps, tu m’as adoubée, reconnue au milieu des cent sollicitations des ombres et des éclats de vie; or, comme tu sais, j’ai toujours été là, m’affairant autour des étals du marché, chantant l’énergie des citadins vifs aussi bien que des truites subtiles qui relancent leurs ruses à chaque coulée du pêcheur. Je frissonne sous les platanes à l’ombre si légère, on dirait une robe du matin comme il y a des robes du soir, ah ces arbres ingrats et tellement heureux. Mais tu sais tout cela, les parasols et les voix, les robes et les pas… J’insiste simplement sur une évidence mon ami, profite des saisons, il n’en a plus tant que cela; tu sais, on hausse les épaules en ces journées immensément frêles où un vague tremblement préside à nos visions; allons, rions, bien sûr, mais prenons au sérieux ces mêmes rires qui nous valent d’aimer et d’aimer encore, et nous verrons alors le tremblement se désépaissir sous la loi rigoureuse des raisons qui nous font vivre; surgira après un long détour l’amour pur de la vie, l’approbation du passage et ce jour-là je serai enfin reconnue. En attendant, en effet, il est un sifflement, je ne l’entends pas car il émane de mon passage, trace sonore qui appelle d’autres dialogues, ce que nous ne manquerons pas de faire, ces jours-ci… ou dans d’autres saisons.”