Finalement, un bon lecteur de poèmes est un mauvais lecteur: il lit lentement et ne cherche surtout pas à tout comprendre tout de suite, il accepte avec plaisir de ne pas tout comprendre.
Voilà, c'est le moment, parlons de ça: comment comprendre?
La grande vérité, ici, c'est que comprendre un poème n'est pas l'analyser, armé de dictionnaires et de grammaire, comme ferait un savant à lunettes dans son laboratoire. Comprendre c'est aimer. Et comment aime- t'on quelqu'un? Non pas en le disant, le doigt au menton: cette personne mesure tant, pèse tant, elle a les yeux de telle couleur, donc je l'aime! Pardi, on aime quelqu'un sans trop savoir pourquoi, c'est tout un ensemble: en raison de sa silhouette, de sa manière de marcher, du timbre de sa voix, de ses mystères-surtout pour ses mystères. Voilà, comprendre un poème c'est accepter ses mystères, accepter de ne pas tout comprendre, qu'il porte en lui des choses qu'on ne comprendra peut-être jamais. Et c'est tant mieux: est-c" qu'on peut aimer quelqu'un qui n'a plus de mystères pour nous?
Lire un poème, ce n'est pas l'expliquer. Connaître parfaitement les lois de l'aérodynamisme et de l'équilibre, tout savoir du mécanisme du pédalier, ce n'est pas faire du vélo et ça n'apprend pas à faire du vélo. Ce n'est évidemment pas inutile pour devenir un champion cycliste mais on n'a aucun besoin de champion de poésie. De toute façon, est-ce qu'on a besoin qu'il y ait des champions cyclistes pour être soi-même haureux sur un vélo...
Comprendre un poème ce n'est pas être capable d'en parler. Plus on aime, moins on trouve, le plus souvent, les mots pour le dire. L'émotion suffit pour savoir qu'on se comprend. René Char, encore lui, le savait bien qui nous avertissait: "Dans mon pays on ne questionne pas un homme ému."
Mais, je vous l'ai dit, pour comprendre le poème, avoir cette émotion et ce trouble qui prouvent qu'on a compris si peu que ce soit le poème, il faut un effort, lire avec tout son être, intensément: avec son intelligence, son esprit, son coeur, son âme, ses tripes, ses yeux et ses oreilles, avec ses souvenirs et ses espoirs secrets. Bref, il faut un don de soi sans réserve, une concentration inouïe de toutes ses forces: c'est donnant donnant. Ecoutez ce que dit Yves Bonnefoy (les poètes sont nos meilleurs guides): "Le lecteur de poèmes n'analyse pas, il fait le serment au poète, son complice, de demeurer dans l'intense;" Voilà: soyez intenses, quelques minutes, le temps de la lecture d'un poème et vous comprendrez nécessairement, s'il y a quelque chose à comprendre pour vous. Les sens du poème ne sont pas seulement dans le poème mais en vous autant que dans ses mots. Il faut converser avec la poésie et dans cette conversation intérieure vous avez tous les droits: ceux de l'amour, de l'antipathie, de la colère, du refus, de l'incompréhension. N'ayez peur ni du contresens ni de l'erreur: où est le gardien chef qui vous dressera un procès verbal? Et au nom de quelle loi? Nul au monde, et surtout pas le plus savant professeur de l'université, ne détient la vérité d'un poème. Il n'y a de vérité que celle qui vous importe et qui vous aide çà mieux vivre et à mieux vous comprendre.
Bien sur quand on a rencontré de bons poèmes et qu'on est, comme moi, mes amis, un passionné de poésie, on peut faire une autre lecture, celle qui, à distance, commente, suppute, analyse, explique, décortique parce que tout ce que fait l'homme engendre sa science. Mais il s'agit d'autre chose et ça ne sert à rien pour comprendre, je le jure. Pourquoi? parce que, comme disait l'écrivain allemand du XVIIIe siècle Friedrich Schlegel: "Annoter un poème c'est tenir une conférence anatomique sur un rôti."
-Jean-Pierre Siméon- "Aïe un poète"-préface à l'anthologie: "50 poètes français d'aujourd'hui" A poèmes ouverts-le pritemps des poètes- Editions Points-