Il décrivait cette notion ainsi : "ce système hybride emprunte au marché la compétition de tous contre tous, le libre-échange et la maximisation des utilités individuelles, et au communisme la "démocratie limitée", l'instrumentalisation du droit, l'obsession de la quantification et la déconnection totale du sort des dirigeants et des dirigés".
J'ai donc acquis son dernier ouvrage sans hésitation et n'ai pas été déçu. Son introduction est de très bonne facture et se place à un niveau quasi philosophique.
Pour lui, nous revenons actuellement à la sauvagerie des deux guerres mondiales et de la période intermédiaire, dont la caractéristique est d'appliquer aux hommes "les mêmes calculs d'utilité et les mêmes méthodes industrielles qu'à l'exploitation des ressources naturelles".
Deux rappels sur la dureté des années 30 : "Poussé à sa logique extrême, le christianisme signifierait la culture du déchet humain." (Hitler). Cette citation n'étonne pas. Ce deuxième rappel est moins attendu : "Dans les années 1930, la biologie et l'anthropologie raciale avaient partout pignon sur rue et, à la notable exception du Royaume-Uni (où le Parlement résista à la propagande scientiste), tous les pays protestants adoptèrent des lois eugéniques".
Supiot défend ensuite le droit, comme instrument garantissant les libertés : ni l'état nazi ni le régime soviétique n'étaient des états de droit.
C'est d'ailleurs en partie pour cela qu'au sortir de la deuxième guerre mondiale plusieurs textes essayèrent de donner une base juridique à des principes humanitaires - déclaration universelle des droits de l'homme au premier chef, déclaration de Philadelphie en matière sociale.
La déclaration de Philadelphie faisait notamment de la justice sociale "le but central de toute politique nationale et internationale". L'ouvrage s'attache à montrer à quel point cet objectif est oublié.
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Le premier motif cité par l'auteur pour expliquer la prime actuelle au profit, en tout cas en Europe, est l'élargissement de l'Union intervenu après 1989. Au lieu d'investir pour remettre à niveau les pays de l'est, on a laissé faire le marché en ouvrant une formidable usine à dumping social à l'échelle européenne.
Comme juriste, Supiot donne un éclairage supplémentaire : les juristes et hauts fonctionnaires de l'est, qui ont présidé à l'élargissement, étaient habitués à voir dans le droit un simple instrument. Ils n'ont donc eu qu'à remplacer la finalité (la conversion libérale à la place de l'édification du communisme) et à continuer à procéder avec une indifférence absolue à l'égard des populations.
De fait, les pays de l'est ont pu aller encore plus loin que l'ouest dans la construction de ce que Supiot appelle une république des affaires (traduction qu'il propose pour le terme de corporate republic forgé par Galbraith).
Il n'a pas fallu attendre longtemps pour que cette primauté de la loi du profit s'acclimate en France : depuis 2007 selon Supiot, les avocats d'affaires y ont remplacé les énarques au gouvernement (on notera que dans le même temps un énarque, promu en quelque sorte au rang de sous-avocat d'affaires, a remplacé un médecin à la tête de l'Assistance Publique-Hopitaux de Paris).
L'auter souligne enfin que l'Union européenne, avec à sa tête de nombreux dirigeants ex-maoistes (à commencer par Barroso), a une grande facilité pour se passer de l'avis des masses qu'elle entend bien éclairer, fut-ce contre leur gré.
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Au chapitre suivant, découvre comment le droit social qu'entendait fonder la déclaration de Philadelphie a été déconstruit philosophiquement avent de l'être en pratique. Il fait un parallèle (trop rapide malheureusement) entre la déconstruction derridienne, qui entend tout ramener à des désirs individuels, et la déconstruction du droit social. Le droit social en effet n'accordait aucun crédit au consentement donné par le salarié à un patron en position de force. La justice sociale déconstruite ne voit dans la relation patron/salarié, de façon illusoire, qu'une simple relation entre deux individus égaux.
Tout droit collectif se voit ainsi déconstruit en droits individuels :
- le droit du logement devient droit opposable (par un individu) au logement ;
- les prélèvements obligatoires, au profit d'un collectif public sont intolérables mais les prélèvements privés au titre de la protection intellectuelle sont devenus sacrés ;
- le travail du dimanche et le travail de nuit des femmes cassent la vie familiale mais les parents deviennent individuellement responsables de leurs enfants, à peine de suppression des allocations ;
- le travail se précarise à grande vitesse mais les lois protégeant la discrimination se multiplient : ce qui touche l'ensemble des individus, même pour le pire, est légitime, mais pas ce qui risquerait de singulariser/stigmatiser le moindre des individus.
Dans le même temps, les institutions considérées autrefois comme égalitaires sont privatisées au profit des élites (les hôpitaux publics ferment dans les campagnes mais Paris conserve ses grands hôpitaux publics de prestige ; même chose pour les lycées).
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La machine. Dans son troisième chapitre, Supiot montre comment l'humain s'est transformé de fin en moyen - y compris juridiquement. Plus de notion de dignité ou de liberté dans le préambule des accords de Marrakech créant l'OMC, contrairement aux valeurs qu'affirmait la charte de Philadelphie.
A l'échelle internationale, la course est à l'efficacité de court terme maximale, mesurée en termes monétaires.
Et cette course a sa traduction dans des instruments tels que les indicateurs Doing Business de la Banque Mondiale, qui donnent des bons points aux pays qui réduisent le plus leur couverture sociale et réduisent au minimum les "charges sociales".
L'Union européenne contribue (bien entendu) à cette spirale destructrice (cf. cette citation sur l'Europe hayekienne). L'auteur donne des exemples de jurisprudence mais renvoie aussi à la méthode ouverte de coordination, qui permet à l'Union européenne de préselectionner les lois les plus antisociales dans l'éventail juridique de chacun des pays membres.
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Le chapitre quatrième montre en quoi le monde souffre d'une maladie qui transforme lieux, hommes et choses en items quantifiables (on cherche ainsi à quantifier "l'attractivité" d'une ville par le nombre de ses jardins publics/cliniques/bancs/maison de retraite etc.) Dans des développements passionnants, où l'on retrouve l'Union européenne à la pointe du combat pour la déshumanisation du monde, à grand coup de méthode ouverte de coordination, Alain Supiot cite Alexandre Zinoviev. On découvre qu'il est parfois bon d'écouter les anciens de l'Europe de l'est qui expliquent que l'Union européenne a repris certains des travers les plus insupportables de l'ex-URSS.
Union européenne : la nouvelle union soviétique ?
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Après le diagnostic, Alain Supiot en vient aux remèdes. Une courte introduction de sa deuxième partie donne une clé : il faut en finir avec l'idée d'une régulation, qui revient à laisser la main aux marchés pour qu'ils s'organisent, et reparler de réglementation. La loi qui s'impose aux marchés est forcément contestée par les marchés car elle refuse leur logique : il n'y a pas à attendre une reconnaissance des marchés pour légiférer.
De façon plus générale, il faut renouer avec l'idée que la loi s'oppose aux volontés, que la loi est une institution, pas un objet de désir. L'auteur cite un bref passage d'une décision de la Cour de justice des Communautés européennes (Christine Goodwin c/ Royaume-Uni), dans laquelle les juges proclament "le droit pour chacun d'établir les détails de son identité d'être humain". Autant écrire qu'il n'y a plus d'identité. Supiot cite Pierre Legendre : "Infliger au sujet d'être pour lui-même le Tiers, c'est non pas le libérer, mais l'écraser, transformer politiquement les relations sociales en foire d'empoigne, sous le masque d'un discours de séduction généralisé".
Supiot ne cite pas Zygmunt Bauman mais l'esprit y est. Dans un monde qui veut tout fluidifier, on édifie de lourds paravents derrière lesquels on cache ceux qui auraient bien besoin de stabilité (en Union européenne, Frontex est l'institution méconnue chargée de policer les sauvages, extérieurs à notre paradis sans frontières internes).
Cet état de fluidification du monde n'est pas moderne, en réalité il est fortement régressif. Alain Supiot montre bien que dans le cadre d'un état souverain, la loi vaut pour tous, également.
(sur le rôle protecteur de l'état souverain, lire sa définition de la souveraineté).
Dans l'état gazeux actuel, où tout est mou, chacun tente, pour son propre compte, de se rattacher à un point, à une ancre, à une sorte de suzerain féodal (citation de Jean-François Lemarignier, médiéviste : "tant que le souverain est titulaire d'un pouvoir suprême, qui peut s'exercer directement sur tous ses sujets, le suzerain n'a de prise directe que sur ses propres vassaux et non pas sur les vassaux de ses propres vassaux").
Le droit des affaires aujourd'hui s'occupe beaucoup de régir un nombre croissant de liens d'allégeances entre filiales, sous-traitants, prestataires, etc. On s'affaire de plus en plus à chercher un responsable insaisissable.
Supiot suggère plusieurs méthodes pour reconstruire un monde habitable parce que stable et régi : limiter le libre échange, pour favoriser ce qu'il appelle la concurrence des entreprises, non celle des systèmes juridiques (où gagne systématiquement le moins-disant, lire sa description du darwinisme normatif). Encourager les actionnaires de long terme d'une entreprise, ceux qui accompagnent sa stratégie, pas les prédateurs de court terme qui vendent à la moindre inflexion des résultats trimestriels.
Enfin, au sein de l'Union européenne, il faut que les cours constitutionnelles européennes sachent renvoyer la Commission dans ses cordes. Supiot rappelle cet arrêt, trop passé sous silence, de la Cour constitutionnelle allemande invitant l'Union, affligée d'un "déficit structurel de démocratie" à ne pas "outrepasser les compétences qui lui ont été octroyées".
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Dans un chapitre sur les dangers de la quantification, un exemple retient l'attention : en imposant indistinctement le taux de scolarisation des enfants comme un indicateur de développement, les indicateurs du développement humain ont conduit à ce que des enfants, qui apprenaient à travailler aux côtés de leurs parents, se sont retrouvés entassés dans des hangars surpeuplés où un enseignant fait de la figuration. Les références à d'autres ouvrages ont l'air fort intéressantes.
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Plus loin, des développements juridiques essaient de trouver dans la notion de capacité juridique un instrument de rééquilibrage dans les relations employeurs/employés. Un contrat n'est viable que si les deux parties sont en capacité d'en comprendre les implications et libres de l'accepter. Un contrat de travail aux conditions lamentables imposé par la pression de la pénurie d'emplois préserve-t-il la capacité des contractants ? On est là dans des débats qui deviennent techniques, avec une distinction abordée entre capacité et capability anglo-saxonne dont la portée n'apparaît pas immédiatement.
Il faut en passer par exemple par la notion de capacité collective : là où les salariés seuls sont fragilisés face à leurs employeurs, ils retrouvent une marge de négociation dans le cadre de négociations collectives.
Malheureusement ces cadres collectifs aujourd'hui disparaissent et les salariés sont isolés face à des employeurs de plus en plus fuyants et difficiles à identifier : donneurs d'ordre lointains, maison-mère éloignée etc.
Une notion de capacité en tout cas bien plus prometteuse que celle, en vogue aujourd'hui dans les institutions européennes, d'employabilité. On voit bien toute la différence entre la capacité et cette dernière notion où le travailleur n'est que chair à canon.
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L'isolement des salariés est lié à l'irresponsabilité croissante des entreprises. Les grands groupes s'organisent en effet pour n'être engagés en rien vis-à-vis de personne, en filialisant et délocalisant à tour de bras (Supiot donne l'exemple des naufrages de navire pétroliers, où l'on s'aperçoit généralement que les seuls responsables identifiables sont des intermédiaires sans poids véritable).
Les seules responsabilités que les grands groupes acceptent sont celles qu'ils choisissent et mettent en valeur à travers la notion publicitaire et mensongère de responsabilité sociale de l'entreprise.
Pour limiter cette politique d'organisation de leur irresponsabilité, l'auteur suggère de réintroduire de la solidarité au sens juridique du terme : tous les intermédiaires de la chaîne de vente d'un produit devraient être indifféremment et solidairement responsables du bon respect d'obligations sociales minimales. De la même façon que les Etats-Unis ont su imposer, dans le cadre du naufrage de l'Exxon-Valdez, que la responsabilité de l'opérateur, du propriétaire du navire et de l'affréteur soient engagées, la responsabilité du vendeur d'un produit devrait impliquer qu'il rende compte aussi des conditions de fabrication de ce produit.
Dans une comparaison brillante, l'auteur montre que le système de marché sait parfaitement s'intéresser aux conditions de production d'un produit lorsqu'il s'agit de protéger des droits de propriété intellectuelle. Il devrait en être de même avec la défense des droits sociaux !
L'auteur fragilise sa position, ou introduit un élément de réalisme, lorsqu'il cite plusieurs arrêts de la Cour de Justice des Communautés européennes, de 1993, 1995 et 1996 qui semblent reconnaître une valeur juridique à la notion de solidarité. On peine évidemment à en voir les effets, et le lecteur se demande alors si le Droit seul peut permettre d'obtenir des conquêtes sociales. Sans le soutien d'une volonté politique forte, quelques affirmations de principe ne peuvent que rester lettre morte.
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Un dernier chapitre évoque les moyens d'organiser la solidarité. De façon interne, Supiot prône une mutualisation totale du financement - prélèvements par l'Etat, et des dépenses assurées par des mutuelles. Les mutuelles sont recommandées au terme d'une réflexion sur le fait que l'Etat est éloigné alors que les mutuelles sont plus souples et plus proches - remarque plus juste sans doute que bien des développements vaseux sur le care. Dans l'ordre international, il serait nécessaire de cesser de faire jouer une concurrence à la baisse des systèmes de protection sociale, y compris à l'échelle européenne - lire cette citation sur la concurrence fiscale encouragée par l'Union.
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En conclusion, que retenir de cet ouvrage ? D'abord il est riche et passionnant. Il montre qu'une pensée moderne et actuelle de la solidarité est possible, conduisant à un ensemble cohérent de règles et de dispositifs dans des domaines tels que le droit du travail ou le commerce international. Par constraste avec le paysage qu'il dessine, la réalité n'en apparaît que plus brutale. On manque aujourd'hui des moyens, des leviers, nécessaires à un retour à cet Esprit de Philadelphie qui avait tenté de mettre le droit au service des plus fragiles... Alain Supiot suggère qu'une Europe bismarckienne pourrait jouer ce rôle. Je n'attends évidemment rien de tel. Je crois plus probable que la Chine mette en place une protection sociale correcte, en attendant que la France puisse reconstruire la sienne.
Mais ceci est une autre histoire, qui n'était pas l'objet de ce livre dense et utile, ni de ce résumé.