Emmanuel Martin – Le 20 juillet 2010. A Strasbourg, les salariés de l’usine General Motors ont voté à 70 % pour le maintien de l’activité sur le site en contrepartie d’efforts sur les salaires et les heures, pour réduire de 10% la masse salariale. C’était le compromis proposé par la nouvelle direction de l’entreprise américaine, à 60 % publique. Des efforts avaient été demandés, sous peine de devoir fermer le site en délocalisant au Mexique où les coûts du travail sont inférieurs. Certains y voient un chantage et dénoncent la concurrence des salaires vers le bas. Qu’en conclure ?
D’abord, si l’on soutient que les délocalisations sont une si mauvaise chose, il faut alors convenir que General Motors n’aurait jamais dû délocaliser sa production… en France ! Mais personne à Strasbourg ne semble s’en être plaint à l’époque. Ensuite General Motors a risqué la faillite il y a peu et est désormais détenue à 60% par le contribuable américain. Au vu des efforts consentis aux USA, il n’est sans doute pas si injuste que les salariés français contribuent aussi à l’effort d’entreprise.
D’une part la stratégie pour les entreprises multinationales consistant à réduire les coûts salariaux est loin d’être une stratégie unique et systématique. Comme le rappelle Suzanne Berger dans « Made in monde », satisfaire le client ne rime pas forcément avec réduction des coûts salariaux. Il faut en effet prendre en compte toutes une série de coûts auxquels font face les entreprises lorsqu’elles délocalisent vers les pays à bas salaires : manque de compétences locales, taux élevés de défectuosité sur la chaine de production, faiblesse de l’infrastructure, notamment en matière de possibilité de réparations sur la chaîne de production, délais allongés, risque de vol de secrets de fabrication ou de copie, éloignement du marché de vente…).
D’ailleurs, lorsque l’on regarde les chiffres on constate que les pays riches envoient leur investissement étranger essentiellement vers les pays riches. Sur 14 000 milliards d’Investissements directs étrangers dans le monde en 2008 (provenant pour quasiment 13 000 milliards des pays développés), 10 000 se dirigent vers les pays développés.
D’autre part, le fait qu’il y ait des délocalisations est aussi une bonne chose. D’abord parce que cela permet de réduire effectivement le coût de production et les prix, ce qui dégage un revenu, donc une demande supplémentaire potentielle pour des biens ou services « chez nous ». Se priver de ces avantages revient quelque part à s’étrangler soi-même. Ensuite, si les populations dans les PVD se dirigent vers les emplois des multinationales, c’est qu’ils sont très souvent mieux rémunérés que dans les entreprises locales. L’idée n’est pas simplement que les gens dans ces pays y trouvent leur compte, relativement à leur environnement local, c’est aussi que cette dynamique permet le développement de leur pays, par les hausses de revenus qui vont avec.
C’est ce qui s’est passé pour les Dragons asiatiques il y a quarante ans et c’est ce qui se passe pour un bon tiers de la Chine par exemple depuis quelques années. Peu à peu ces pays perdent leur avantage comparatif en termes de bas salaires, puisque ces derniers y augmentent. D’ailleurs ceux qui soutiennent qu’il y a une « concurrence des salaires vers le bas » expliquent que les entreprises ayant une stratégie de minimisation des coûts du travail se déplacent dès que les salaires dans un pays augmentent : ils reconnaissent donc bien que les salaires augmentent effectivement ! Et en réalité, le fait que des partenaires deviennent plus riches est une bonne nouvelle pour les pays riches : de nouveaux débouchés, de nouvelles opportunités.
Le processus de développement est intrinsèquement lié à l’échange international. Il opère comme une fragmentation, une division du travail à l’échelle planétaire des différentes fonctions ou étapes de production dans la chaîne de valeur. De telle sorte que « Made in France » n’a plus de sens : nos jeans ont peut-être été désignés à Paris, confectionnés au Viêt-Nam, le tissu fabriqué en Tunisie et les rivets en Chine. Le « eux » contre « nous » ne tient plus.
Ce processus de développement prend du temps : il n’y a pas de changement à coup de baguette magique. D’où le danger de l’illusion d’optique à court terme et de raisonnement en statique. Il faut garder à l’esprit que ce processus est ouvert, qu’il génère des opportunités, des nouveaux types d'emplois, et que la « taille du gâteau » n’est pas fixée : il grossit et l’histoire le démontre amplement.
Ensuite, si ce processus tend vers le haut, il est vrai qu’il génère aussi des micro ajustements (sans que parler de micro ajustement pour 2000 personnes licenciées ne paraisse insultant) parce qu’il nécessite des réallocations de capital. Comme avec la « concurrence de la machine » par le passé, il faut se méfier alors de l’ « effet de position » qui nous laisserait croire que parce qu’une délocalisation a entrainé des licenciements dans notre entreprise, alors c’est que la mondialisation génère le chômage. Preuve du contraire encore une fois : GM s’était installée en Alsace. Il ne faut pas oublier le tableau général en se concentrant uniquement sur une petite partie.
Bien entendu il n’est pas question de rester insensible à la détresse sociale de certains. Mais plutôt que de blâmer un processus qui a fait ses preuves en matière de développement, il est plus fructueux de se tourner vers certains blocages qui empêchent justement de réaffecter des travailleurs à de nouvelles entreprises. Notamment parce que leur embauche est rendue extrêmement coûteuse du fait de certaines réglementations qui, par exemple, rendent le licenciement très coûteux et donc … l’embauche très coûteuse. Ces législations sociales sont en réalité anti-sociales. Il faut aussi reconnaître que dans un monde qui bouge sans cesse, l’emploi à vie est devenu un dangereux blocage mental et une illusion, et qu’il faut effectivement se préparer à changer d’emploi.
Ceux qui prônent le protectionnisme pour éviter ces réallocations, doivent aussi avouer qu’il condamne le développement des pays pauvres, mais aussi celui de leurs propres pays.
Emmanuel Martin est analyste sur www.UnMondeLibre.org.