A propos de foule, vous vous souvenez du magnifique générique de Zabriskie Point (Michelangelo Antonioni 1970) : ces profils perdus de visages et de poings levés qui émergent du flou, dessinant le portrait impressionniste d’une contestation peut-être imprécise mais aux contours saillants.
Taking off, c’est le reflet rieur et prolixe de cette séquence : la plongée au cœur d’une nuée protestataire qui, aujourd’hui résonne plus qu’étrangement avec les bataillons de velléitaires nouvelles stars. Le film se délecte de ces visages et de ces attitudes brièvement extraits de l’anonymat le temps d’un couplet, d’un refrain voire encore moins que ça.
Offrir l’écran de cette façon, c’est indéniablement généreux mais le geste a aussi quelque chose de plus ironique : en se laissant déborder par cette profusion d’attitudes, en ne choisissant pas parmi elles (et en choisissant, a contrario, de raconter l’histoire de la plus timide d’entre elles), il y a aussi une façon de faire naître du regret. Contre le cynisme du « quart d’heure de célébrité », Forman fait éclore la joie d’aussi brèves rencontres immédiatement suivie de la mélancolie de ne pas poursuivre plus avant la rencontre. Mais si regret il y a, c’est un regret heureux, celui qui nous étreint parfois quand nous prenons conscience de la masse de livres ou de musiques à côté desquelles nous passons et que, quand bien même, il y aura encore des découvertes, celles-ci resteront infimes face à l’infini réservoir d’émotions inexplorées.
Œuvre d’un saltimbanque qui vient de poser le pied sur le continent américain, Taking off peut se targuer d’entretenir des accointances de regard avec Sirk ou Wilder pour ce regard aiguisé et critique sur l’american way of life. S’appuyant sur sa conjonction d’ironies (l’absurde de l’Est rencontre la contestation de l’Ouest pour aller très, très, très vite), le film carbure à un renversement des valeurs d’autant plus étonnant qu’il advient sans forcer : le cocon musical où se lovent les hippies fait finalement le nid de l’individualisme ; les parents éprouvent la liberté en partant à la recherche de leurs enfants fugueurs ; lesquels enfants portent finalement un regard de moraliste sur leurs aînés.
Le cœur de cette ironie se noue dans l’une des plus touchantes relations père-fille qui soit (quand bien même celle-ci reste très esquissée) où là encore l’effet de « fausse gémellité » se révèle saisissant. Pris dans les mêmes affres de la « midlife crisis », le père (Buck Henry) a des faux airs de Jack Lemmon quand la timide et charmante Linnea Heacock (qui ne fera plus jamais de cinéma) évoque, comme deux gouttes d’eau, la fragilité magnétique de Sissy Spacek (qui à l’époque n’avait pas encore eu de grand rôle). Que l’alter ego de Billy Wilder chaperonne l’une des futures égéries du Nouvel Hollywood, voilà encore un pur fantasme de cinéma : celui qui fait dialoguer des personnages adorés mais issues de galaxies trop éloignées pour se rencontrer ! Fort de toutes ces connexions inattendues (entre comédie acide 50-60’s et déflagration libertaire 70’s), pourrait-on s’autoriser à dire que Taking off est, pour le coup, un vrai film socialiste ? Connaissant les difficultés de Forman avec le régime de Prague, c’est sans doute osé, mais son cinéma finalement plus ironique que ravageur, plus réformiste que révolutionnaire, trouve sur le continent américain, de quoi affirmer son vrai credo d’une contestation guidée par le désir et la malice : à visage humain.
Et puis, j'avais déjà écrit ça (avec d'autres extraits)...