Si je reprenais cette photo aujourd’hui, il y aurait un gros trou en bas à gauche, entouré d’une toile d’araignée imparfaite en verre. Je prévois la caution que je perdrai en partant (il paraît impossible de réparer ce meuble), mais surtout la question que toute personne pénétrant dans cet appartement me posera à l’avenir : “comment t’as pu faire ça ?” Il me faudra confesser : “ivre morte, je suis tombée du haut de ma mezzanine en montant l’escalier et je me suis effondrée contre le placard qui n’a pas supporté mon poids” : réponse incontestablement très distinguée. Suite à cette information, mon interlocuteur me jettera un regard atterré (oh Junko franchement ça ne peut plus durer, entendrais-je si j’étais télépathe) puis il ajoutera éventuellement : “de cette hauteur et en heurtant du verre en prime, tu as eu de la chance de ne pas te blesser davantage !” ; ce que je pourrais expliquer ainsi : “heureusement, un amas de poubelles pleines de cannettes et de paquets de cigarettes vides a amorti ma chute”, afin de parfaire encore l’aspect glamour de mon quotidien. Pour peu que j’ajoute quelques détails, comme ma nuisette tachetée de vin rouge ou encore la moisissure que j’ai pu découvrir sous les placards à cette distance du sol, je pourrais aisément conclure en annonçant : “bienvenue dans la vie d’une pochtronne, d’une adolescente paumée, ou d’une vieille fille solitaire, ou tout à la fois, je ne sais plus trop”.
Bon, comme toujours, j’en ai parlé en m’esclaffant sans laisser mes soupirs s’échapper. “Au moins tu me racontes cet évènement entre deux éclats de rire, c’est rassurant”. Ce n’est que la politesse du désespoir mon frère, comme dit l’autre, l’évènement est assez pathétique pour que j’évite de pleurer en public en prime. Je n’en ai pas moins honte à chaque fois que mon regard croise cette vitre brisée, c’est-à-dire plusieurs fois par jour puisque je passe l’essentiel de ma vie sur le canapé rouge qui lui fait face (à la vitre brisée, à une partie de ma vie aussi sans doute). Et encore, je ne te raconte pas le sang sur le carrelage, la couleur plutôt violette de mes bleus sur ma peau que l’alcool rend flasque jour après jour. Oui, tu l’auras compris cher lecteur, tout va très bien pour moi ces temps-ci. De toute façon, tu es habitué, tu me connais. D’ailleurs, quand tu es confronté à mes déboires en privé, tu me dis souvent : “tu es… égale à toi même”. J’aimerais beaucoup être égale à quelqu’un d’autre, finalement. Peut-être sait-on qu’un comportement est irréversible quand plus personne ne nous imagine autrement, quand on s’avère incapable de surprendre qui que ce soit…?
Cependant, si je reprenais cette photo aujourd’hui, elle serait peut-être plus intéressante à contempler d’un point de vue purement artistique, car le verre fendu étrangement scintillant brise et déforme l’image qu’il reflète. J’ai l’impression qu’il révèle ma difformité à travers les débris, tout ce que j’inflige à ma chair et à mon appartement sur le fil tranchant de mes jours… (Oh la la quel lyrisme, attends je relis cette phrase, sommet de la littérature avant de continuer mon récit monotone… Non, je peux faire encore mieux : “j’ai l’impression qu’il révèle ma difformité en démultipliant mon visage et mes membres comme si les cicatrices et les différents masques invisibles d’habitude découpaient ma chair, révélant les blessures causées par le temps perdu, à travers les débris” : ah voilà, c’est d’une lourdeur exquise. Bon, entamons un nouveau paragraphe et persévérons).
Si je reprenais cette photo aujourd’hui, il n’y aurait personne à côté de moi sur l’image. Je suis serais donc difforme et seule. Enfin, tâchons de ne pas y penser, à quoi bon… De toute façon, ma solitude touche à sa fin si je me fie au calendrier en papier (à défaut de pouvoir me fier au temps évanoui, immatériel).
Récemment, j’ai lu une légende chinoise : une femme va tous les soirs guetter le retour de son mari parti à la guerre. Elle grimpe au sommet d’une montagne et surveille l’horizon. A chaque fois, elle amène avec elle un tas de terre sur lequel elle monte pour le voir venir de plus haut, de plus loin, et au bout de nombreux, très nombreux jours, elle se transforme en pierre. Je me suis demandé pendant combien de temps elle avait survécu avant de se métamorphoser, plus longtemps que moi sans doute. A l’heure actuelle, je ne guette plus, je n’attends plus.
Heureusement, je crois sais que cette réaction était inévitable, il fallait bien que je continue en son absence, même si je ne me rappelle d’à peu près rien depuis son départ. J’ai simplement persévéré, remplis ma tasse de café au lait le matin, pris des bus, des métros, ou longé les quais, parlé avec des gens, aligné des montagnes de livres, écouté des centaines de disques, vu des films ou des séries, téléphoné à des amis, bu trop d’alcool le soir venu, connu des nuits de sommeil comateux ou d’insomnie, et puis recommencé comme la veille, l’avant veille, la semaine précédente, le mois antérieur, etc. Je suppose que mon café au lait n’avait pas toujours le même goût (je n’ai jamais utilisé de cuillère pour le doser, je verse le contenu au hasard), les paroles des gens ne devaient pas être identiques chaque matin, les titres des livres variaient, etc. mais tout paraissait exactement semblable puisque je ne mémorisais rien de précis.
Au fond c’est l’avantage d’une chute dans les escaliers comme de la douleur qui ceint ma cheville gauche actuellement : retrouver une présence, une réalité, le temps d’un choc, d’une fulgurance, d’une surprise fut-elle désagréable. Celle-ci permet aussi de réveiller brutalement l’instinct de survie et de se dire qu’il serait sans doute bon d’exister aussi le reste du temps.
Si je reprenais cette photo dans deux mois, je ne serais plus seule normalement. Or “quand il reviendra, il y aura du renouveau, tu prendras un autre rythme, tout ira mieux”. Tu es bien gentil de me rassurer l’ami, mais qu’en sais-tu ? Est-ce que mes conneries sont réellement liées à son absence ? J’étais excessive bien avant de le connaître, et cette sensation actuelle de traverser les limbes n’est pas nouvelle. J’ai son absence pour prétexte à l’ensemble de mes erreurs, c’est tout et c’est un peu trop facile. Ceci dit, il faudra que je renouvelle mon mode de vie pour que mon amoureux reste à mes côtés, sans aucun doute. Je l’ai bien compris lorsqu’il est venu chez moi l’espace d’une nuit. Il était plutôt inquiet quand je lui ai ouvert la porte en claudiquant à cause de l’entorse, la peau parsemée d’hématomes, pour l’amener entre un miroir brisé, une étagère cassée et des trous dans les murs. “J’ai tout vu là ou tu as autre chose à m’annoncer ?” Ce sera tout pour l’instant choupinet, ai-je dit comme on répond à la boulangère (même si je n’appelle pas ma boulangère “choupinet”, malgré l’amour respectueux que je voue à son pain comme à ses pâtisseries).
Sur un ton hésitant, il a murmuré : “tu peux essayer de ne pas détruire tout l’appartement ni casser tous tes membres d’ici à ce qu’on vive ensemble hein ?” Je ne te promets rien - tu ne veux pas de mes promesses puisque tu sais comment elles se terminent de toute façon - mais “essayer” est un mot que j’emploie à longueur de temps pour moi-même quoi qu’il en soit. Sincèrement, je tiens beaucoup à essayer en général, surtout quand je me réveille le matin avec le visage bouffi suintant d’alcool. En fait, je n’ai jamais compris où disparaissaient mes projets à la nuit tombée… à la nuit tombée, donc là où naissent les rêves ? Quel paradoxe…
Non mais je vais bien au fond, mais si voyons, surtout en sachant que c’est l’été, saison que je déteste (je l’ai si souvent dit). Je rêve déjà de la rosée qui humecte les pétales des roses dans le brouillard de l’aube, de la rivière partiellement gelée, de la neige qui dépose des gouttes blanche sur mon manteau rouge et du froid pour revigorer ma peau usée. A la limite, dans le Sud, il est toujours possible de se rafraichir sous le mistral ou dans l’écume de la mer. En revanche, dans une grande ville, je me désintègre très vite sous l’odeur putride des poubelles, le poids du soleil, la léthargie des journées interminables, et la transpiration de la foule. Un jour, je ne sais plus dans quel livre, j’ai lu : “rien ne commence jamais n’est-ce pas, tout se contente de continuer”, et j’ai immédiatement associé l’été à cette phrase, à la saison des heures infinies. Non, en fait, j’ai associé cette phrase à des pans entiers de mon existence, aux ficelles des marionnettes, aux chutes répétitives, au déterminisme qui donne à l’avenir des contours vains.
Néanmoins, je m’amuse beaucoup de mes bêtises, de l’actualité, des folles qui me haïssent sans me connaître (oh magie de la blogosphère !)… Oui, il y a tant de raisons de se réjouir dans ce joli monde. Je rencontre des individus intéressants aussi, le temps d’une bière sur une place éblouissante de soleil au bord d’une fontaine, ou en arpentant les pavés du Vieux Lyon. Je joue (très mal) au Scrabble à 6 heures du matin environ en sirotant une vodka-sprite, je revois “L’important c’est d’aimer” trois fois en 72 heures et je contemple les déambulations d’une tortue sous les rosiers avec fascination (en dépit de sa taille, de sa carapace, et de ses petites pattes arquées, la vitesse des déplacements de Caroline était admirable - les tortues s’appellent toujours Caroline).
Bref, rien n’est tragique ni désespéré je suppose, même si j’ai hâte de voir venir l’automne qui, cette année, aura peut-être la saveur du printemps. (Espérons et essayons).
Modern Witch - I can’t live in a living room
* Je vais chercher le nom de l’auteur de cette phrase, mais si qui que ce soit reconnaît son origine, ce serait très aimable de me renseigner