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Taillandier, Frank, Wyndham

Publié le 19 juillet 2010 par Irigoyen
Taillandier, Frank, Wyndham

Taillandier, Frank, Wyndham

Lorsque j’ai eu ce livre entre les mains pour « Jeux d’épreuves » - émission de France Culture diffusée le samedi à 17h durant l’année -, mon inquiétude fut grande. N’ayant pas lu les précédents épisodes de la série Les romans vont où ils veulent, j’avais peur, en effet, d’être perdu. La quatrième de couverture m’a vite rassuré : « On entre dans La Grande Intrigue par une porte ou par une autre, et ce quatrième volume peut donc être abordé par des lecteurs qui ne connaissent pas les précédents. »

N’ayez aucune appréhension vous qui êtes dans la même situation. Ce roman tient tout seul. Encore que l’étiquette « roman » soit d’emblée sujette à interrogation. Et quitte à parler, de façon plus neutre, de livre, j’accolerais volontiers un autre terme à ce substantif. Celui de mirage. Un livre-mirage donc. On croit en effet qu’il s’agit d’une grande histoire de trois familles à à Vernery-sur-Arre. Ce n’en est pas vraiment une. On croit donc lire un roman. Or, on voit régulièrement l’auteur entrer de plain-pied dans le texte. C’est savoureux. Mon adhésion a été rapide à ce projet, ce work-in-progress qui pourrait donner l’impression d’un grand foutoir et qui, au final, n’en est pas un.

J’ai lu cela comme un questionnement sur la « grande intrigue » de la langue. Langue qui trahit la position sociale des Herdoin, Maudon et autre La Ronzière. Langue qui surprend un des personnages du livre lorsque, dans les toutes premières pages, sa partenaire de club échangiste vient ponctuer un acte sexuel par un surprenant « où est Nathalie ? ». Questionnement sur la langue du monde des affaires quand François Taillandier nous parle de la société Unilog où travaille un des autres protagonistes.

Le premier témoin de Jéhovah venu, quand il sonne à votre porte, sait qu’il devra, pour commencer, poser une question anodine et évidente, à laquelle vous répondrez oui. Parce que ce oui initial vous prédispose à continuer à dire oui. Il fallait créer le langage auquel tout le monde dirait oui.

Plus loin :

Il fallait créer une langue propre, décontaminée, en même temps que transparente.

Langue de la télévision avec cette référence à une émission de téléréalité absolument consternante, Cool Quartier.

  • C’est un feuilleton ?

  • Non, c’est des vraies gens. Ils viennent habiter le Quartier, ils racontent leur vie.

  • Mais d’où ils sortent ?

  • Ben en fait, au départ, ils envoient leur pitch pour essayer d’être sélectionnés.

  • Leur quoi ?

  • Leur pitch. Tu exposes ton problème en quatre lignes, et si ça intéresse les gens, tu es invité à en parler à Cool Quartier.

Langue du colonisateur enfin quand il est question de l’Afrique.

Dans les notes préparatoires à son grand œuvre en tryptique (Au cul de l’Afrique, Dans le mégamixer, ©Avant-pays), Athanase, alias Sobel, note que « les Africains auront été les derniers à être mis au courant de l’existence de l’Afrique ». « L’Afrique n’existait pas au temps des Bantamas, développe-t-il. Il y avait la terre, le ciel, les montagnes et, quelque part au bout du fleuve, le pays des morts (…). L’Afrique est pour l’essentiel une création occidentale du XIXe siècle. L’Afrique est un telling. »

J’imagine, à ce stade de la lecture, que vous avez du mal à voir de quoi il s’agit ici. Disons que, comme le souligne le titre, le roman va effectivement où il veut. Nous croisons des personnages de ce qui pourrait être un roman. Personnages ensuite délaissés pour laisser l’auteur intervenir et nous parler d’une correspondance avec ce dénommé Sobel. L’écriture est vive, alerte. Elle est inventive. Elle fait l’école buissonnière. Mais, tel un chat, elle retombe toujours sur ses pattes.

A propos d'interrogation sur la langue : il y a aussi un curé dans ce livre, Jean Noirac, qui a du mal à établir un contact avec des paroissiens désarçonnés par les nouvelles directives du Vatican.

D’ailleurs il est aussi beaucoup question de religion ici. A ce propos, l’une d’entre elle ne dit-elle pas qu’ « au commencement était le verbe » ?

Ils ne se demandaient pas comment il se fait que l’être humain soit détenteur du langage, et soit néanmoins réduit à bredouiller la plupart du temps. Car on bredouillait, je m’en aperçus très vite. Et moi le premier. Chaque tentative se perdait, comme se perd dans l’air un geste maladroit ou sans force. (Depuis, le bredouillage tend à se généraliser. En ces temps lointains dont je parle, on tentait encore, ici et là, d’appeler l’individu au langage. On a clairement viré à cent quatre-vingts degrés. Dan Muzo (écrivain en tête des ventes de livres), qui s’efforce d’écrire en traduidlam (traduit de l’américain) et met en italique les mots importants, n’est qu’un symptôme parmi d’autres). Moi je pressentais, je crois l’avoir toujours pressenti, que Dieu était en nous par le langage – mais que c’était un Dieu perdu

L'origine, autre concept qui semble fasciner François Taillandier.

Rien ne commence. Tout a toujours déjà commencé. Aucune histoire n’a de début (script lambda no initial).

Drôle de livre. Une sorte d’Arche de Noé littéraire en fait. C’est hilarant, souvent. Désopilant, vraiment, quand il parle de Salembert, autre personnage croisé ici – là aussi il est question d’un certain langage du corps - :

Car c’est un homme qui prend plaisir à ses pets, il les compte, il les trouve suivant les cas gras ou secs, ascétiques ou abondants, reluisants ou efflanqués. On n’imagine pas la valeur qu’un certain homme français de ce temps-là attribua au nombre, à la sonorité et au pouvoir odoriférant de ses flatulences. Cette France-là, ne l’oublions jamais, acclama le Pétomane).

Déroutant parce que, vraiment, on ne sait pas à quel type d'ovni on a affaire.

J’emporte en vacances les précédents numéros.

Taillandier, Frank, Wyndham

Je trouve que les éditions Flammarion ont été très inspirées de redonner un souffle à ce livre de Bernard Frank. De lui je n’avais lu que Les rats. Bien sûr, je connaissais une partie du travail de critique littéraire au Nouvel Observateur. Un critique redoutable dont les phrases finement ciselées frappent dès les premières lignes :

(…) je suis celui qui fait semblant (…) d’être de la même race que cette multitude jacassante d’écrivains bardés de bourses, de fondations et d’honneurs qui seront demain les soldats inconnus de la littérature.

Plus loin :

La merde, après tout, c’est fait pour se vendre et non pas pour pourrir sur place comme les artichauts bretons.

Mieux vaut disposer d’un carnet à côté de soi quand on lit ce livre. Car il y a de quoi noter.

Bref, écrire pouvait être aussi le plus parfait moyen d’éviter les services militaires de l’existence.

J’ai ri de le voir s’attaquer à Yves Berger, Dominique Fernandez, Jean Cau, au Lagarde et Michard, à Sartre, à Malraux. La liste est tellement longue. Cela ressemble parfois à une entreprise de démolition systématique qui n’épargne même pas les maisons d’édition. Ainsi, lorsqu’il parle du très fort démarrage de son livre chez Grasset en 1974, livre qui s’est fait ramasser par les ambulances SOS de l’éditeur de la rue Racine en janvier 1976 ce qui l’a endormi durant des mois.

Pour moi, la grande découverte fut de constater combien la politique intéressait Bernard Frank. On sent bien que l’auteur aime la noblesse des idées. Et quand, souvent, la petitesse l’emporte, le voilà qui décoche de nouvelles flèches. Une exécution sommaire avec les armes d’un homme de lettres. 

Un langage meilleur n’est pas forcément le signe d’une meilleure politique, n’en déplaise aux structuralistes.

Il parle de Weygand, de Revel aussi dont j’ai appris qu’il était candidat à la députation à Neuilly (sous l’étiquette FGDR).

Frank ne se cache pas. Il n’avance pas masqué. Et c’est aussi cela qui séduit dans un monde désormais aseptisé où la moindre remarque peut vous livrer à la vindicte de la bonne conscience.

J’ai l’indifférence méchante, agressive, j’écris parfois comme un roquet aboie.

Il faut lire ce livre. Ne serait-ce que pour prendre conscience de ce qu’est une attaque ad hominem. A l’heure où l’on se pose la question de savoir si un homme politique peut être attaqué sur son physique, Frank écrit ceci sur Jean Lecanuet :

On remarquait sur le visage de M. Lecanuet, qui n’a pourtant rien de féminin – ne me brouillez pas avec la justice -, ce que l’on remarque sur le visage de certaines femmes qui ont été belles, très capricieuses et qui le sont encore et qui, ne supportant pas de vieillir semblent, pour se punir, reporter sur leur visage leur fureur de moins plaire.

Plus loin, c’est Pompidou qui déguste :

Pompidou, cette vieille paillasse qui perd ses crins.

Quand Bernard Frank parle, il n’y a pas de place pour les détours. Mitterrand et la Francisque ? Il l’évoque sans ambages. Ils ne devaient pas être beaucoup, les journalistes, à rappeler cela à cette époque.

Ce livre est aussi un merveilleux mélange de niveaux de langues. Du coup, la pédagogie opère. Qui n’aurait pas rêvé d’avoir un professeur ou un parrain éveillant ainsi à la politique ou à la littérature ? Les formules-chocs témoignent d'une longue cogitation.

Verlaine, c’est un Hugo cool qui serait parti en java.

Plus loin :

Montaigne a supprimé les préliminaires qui sont la mort du naturel

Frank dit grand bien de Laforgue. Il critique Gallimard qui n’a pas su capter des auteurs à la source (pour Proust, ce fut la faute à Gide, rappelle-t-il). Il sait aussi avoir des mots tendres à l’égard de Camus. Et tailler Sartre en pièces :

Cet homme (Sartre) qui a fait bavarder l’Europe, l’Amérique et Tokyo par sa théorie de l’engagement ne nous a jamais dit si elle ne lui était pas montée à la tête comme un transport du cerveau quand il a découvert, rouge de honte, qu’il avait oublié de la pratique à l’époque où s’engager aurait dû l’aveugler.

J’ai lu ce livre comme un texte écrit par un homme en quête permanente d’idéal, de joute. Parce qu’il veut comprendre.

Enfin, quel plaisir, sous sa plume, de savourer une dénonciation aussi directe des méfaits de la télévision :

Mais si les écrivains semblent absents des livres qu’ils ont la gentillesse de nous offrir, ils se rattrapent avec superbe à la télévision dans ces émissions qui pivotent autour de leurs aimables personnes, pour ne pas parler des placards où c’est vraiment leur fête.

Sans oublier le public moutonnier :

Car ce public si dodu et mou, s’il se sent, s’il se sait en nombre, le nombre, il ne demande pas mieux quand il lit de continuer à lire les écrivains qu’il a déjà lus. C’est reposant pour l’esprit de ne pas changer de marque, si la marque veut bien conserver les éléments essentiels qui l’ont fait connaître et apprécier.

Si seulement Bernard Frank pouvait aujourd'hui se réincarner !

Taillandier, Frank, Wyndham

C’est un roman qui, pour me moi, se savoure dans la durée. Le charme n’a pas opéré tout de suite. Sans doute fais-je partie des lecteurs impatients qui préfèrent que les choses soient dites de façon directe plutôt que suggérées.

Or ça n’est que cela dans ce livre. On est en permanence dans le demi-ton. Il s’agit de montrer une réalité de la façon la plus neutre possible au nom du principe que les faits peuvent parler d’eux-mêmes. Qu’ils montrent tout l’égoïsme, la vie en vase-clos d’une classe sociale britannique dont les individus se fichent comme d’une guigne du contexte historique : celui de la seconde guerre mondiale.

Nous voici donc de l’autre côté de la Manche. Le narrateur nous décrit un voisinage qui ressemble à l’image d’Epinal de la bonne société british. On croise la voisine Dodo Bassett, Sybil et Charlie Desmarets, les amis des parents. Il y a aussi Sandy qui fait du cinéma et sa sœur Kay. Que font-ils ? Rien sinon se contenter du peu de relief que leur offre une existence à l’écart de tout, de la violence du monde. C’est effrayant de distance. Comme s’ils n’en avaient rien à faire.

Alors Wyndham montre. On ne sent jamais sa présence. C’est comme s’il posait sa caméra, qu’il filmait dans la durée. Les travers ne se révèlent pas tout de suite. Il faut attendre. Et cette attente d'abord problématique pour moi, gagne en légèreté. Elle est même indispensable pour prendre conscience de la petitesse de ces gens-là. Ils pensent que la guerre c’est vulgaire. Non pas parce que des Juifs se font massacrer. Non pas parce qu’un état est en train de mettre l’Europe sous sa coupe, non. Simplement parce que Monsieur Hitler n’a pas de classe – contrairement à Monsieur Göring -.

On ne peut pas dire que les protagonistes de cette histoire soient pleutres. Il faudrait déjà qu’ils aient une conscience. Ils me donnent l'impression s'en être complètement dépourvus. Aveuglés, ils préfèrent s’abriter dans « l’autre jardin » sorte de refuge qui, toute proportion gardée, pourrait évoquer la chambre de Marcel Proust dans A la poursuite du temps perdu.

J’avais dans l’autre jardin l’impression d’être parti pour un grand voyage (mais spatialement infinitésimal) sans abandonner la protection et le confort de la maison.

L’indifférence de ces bourgeois aux autres - il y a des scènes où Kay, une jeune femme, aguiche un soldat avant de l’envoyer paître – est à mettre en regard de tout ce que les personnages eux-mêmes gomment en eux ou qu’ils sont obligés de gommer à cause de la pression sociale :

De même que certains jeunes ont la réputation d’avoir « grandi trop vite », de même Sandy semblait avoir émasculé sa propre beauté.

La beauté est émasculée, la santé est niée. Un moment, Kay, alors qu’elle va mourir, perd le peu qu’il lui reste de temps à chercher son chien perdu.

Tout est convention sociale – Sybil et Charlie ne doivent surtout pas dire qu’ils sont divorcés -. Tout obéit à un rituel immuable. Il peut bien se passer des choses horribles, du moment que ça ne perturbe pas l’ordre social. Du moment qu’on peut retrouver le confort de son abri.

Une fois monté à l’étage et couché dans mon lit – et aussi longtemps que j’y resterais -, je serais à l’abri : à l’abri de la guerre avec ses menaces d’une mort lointaine et son terrible défi d’une forme d’existence plus intense que tout ce que j’avais connu. 

Certains protagonistes de l'histoire finiront par évoluer un peu. A prendre conscience que la vérité est ailleurs. C’est un livre où les personnages, mine de rien, sont tués au scalpel. Et les mots de la fin sont terribles :

Dans l’autre jardin, toutefois, en souvenir d’elle, je fis le serment sincère de fuir jusqu’à ma mort la poursuite des succès terrestres et d’éviter les détenteurs de pouvoir et d’influence, choisissant mes amis parmi ceux qui, innocemment, manquaient d’ambition. C’est une promesse que je n’ai pas toujours tenue.


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