Après un détour par l’anglais, le mot commodité est revenu au français pour désigner aujourd’hui un “produit standardisé, essentiel et courant, aux qualités parfaitement définies et connues des acheteurs”. Pour les plus pessimistes, c’est peut-être le sort qui guette le travail des artistes contemporains du MENASA. Cet acronyme (Middle East – North Africa – South Asia) désigne – selon les organisateurs de la prochaine MenasArtFair de Beyrouth – un “marché relativement neuf où les ventes aux enchères ont totalisé durant les trois dernières années plus de 200 millions de dollars”, “avec une croissance de 600 % durant les quatre dernières années”, mais “des prix encore raisonnables et abordables comparativement au marché occidental”. En bref, un marché qui n’est pas saturé et pour lequel on attend (on espère ?) une très importante croissance durant les cinq années à venir.
Selon les experts du domaine, c’est la société Christie’s qui, après une première tentative infructueuse au milieu des années 1980, a su révéler au monde des investisseurs les potentialités de ce marché prometteur en s’installant à Dubaï en 2005. Rien que du bonheur depuis, et pas seulement esthétique car la société qui escomptait des ventes à hauteur d’une trentaine de millions de dollars les trois premières années a déjà réalisé plus de 170 millions de chiffre d’affaires entre 2006 et 2009. La peinture arabe moderne a ainsi déjà battu quelques records, à l’image des Chadoufs de l’Egyptien Mahmoud Saïd, récemment adjugé pour près de 2,43 millions de dollars (10 fois le prix attendu).
Toutes ces informations se trouvent dans un article du Wall Street Journal, un quotidien dont l’intérêt pour l’art n’est manifestement pas totalement étranger à certaines considérations financières. Evoquant le “boom du marché de l’art” aux Emirats, les journalistes, Brooke Anderson et Don Duncan, signalent que les ondes de choc de ce phénomène se font naturellement sentir dans toute la région. En Syrie par exemple, les réflexions du peintre Youssef Abdelké, présentées dans le précédent billet, en sont un des nombreux échos.Il faut dire que, de par son histoire, la Syrie offre un condensé des éléments propres à donner un caractère particulièrement spectaculaire aux conséquences de la brutale globalisation du marché. Peut-être un peu en retrait par rapport à la scène libanaise plus active durant la première moitié du XXe siècle, les artistes syriens ont en revanche pris plus fermement que leurs voisins le tournant des années 1960, lorsque la création plastique arabe a adopté, d’une façon générale et selon toute une gamme de choix esthétiques, un positionnement plus “révolutionnaire”, plus engagé ou encore plus contestataire, en un mot plus politique, au sens large du terme.
Dans les Etats de la région où une production artistique nationale avait pu se développer grâce à la création de filières de formation (l’école des beaux-arts du Caire, la plus ancienne dans la région, date de 1908), il a fallu une succession de changements de cap, à la fois politiques et économiques, pour modifier la donne et pour que le patronage des institutions officielles, avec ses conséquences inévitables quant à l’indépendance intellectuelle des créateurs, finisse par être totalement remplacé ou presque par celui des collectionneurs, prescripteurs et autres investisseurs internationaux, apportant eux-mêmes une autre forme de sujétion, cette fois-ci au marché. En l’espace d’une décennie à peine, les différentes scènes artistiques arabes, essentiellement déterminées par des logiques locales à l’exception de quelques créateurs présents à l’étranger, se sont transformées, du jour au lendemain ou presque, en “niches d’exploitation” dont la valeur spéculative est désormais fixée par les grands acteurs –dealers – du marché mondial.
Bien entendu, les temporalités sont différentes selon les pays. En Egypte, où les politiques d’ouverture économique ont été mises en place dès le milieu des années 1970 sous Sadate, l’apparition de nouvelles tendances plastiques a été plus précoce avec, par exemple, le premier Salon de la jeune peinture (Youth Salon) organisé au Caire en 1989. A Damas, où la première galerie privée n’a ouvert ses portes qu’en 1960, l’évolution du marché de l’art dans un pays fermé aux investissements étrangers a été bien plus lente. Une nouvelle clientèle, le plus souvent assez peu informée des tendances de l’art contemporain, s’est lentement développée et la brutale exposition du monde de l’art syrien au marché global remonte à quelques années à peine (voir ce billet).
On imagine les débats ouverts par cette évolution brutale. Les plus optimistes, ceux peut-être qui sont à même de profiter des perspectives ainsi ouvertes, soulignent l’importance d’un tel moment où la production des artistes arabes se voit enfin appréciée à sa juste valeur par le marché. Pour Khaled Samawi, le créateur de la galerie Ayyam, il permet enfin aux professionnels de la région – créateurs sans doute, mais aussi intermédiaires spécialisés tels que dealers et curateurs – d’accéder, le terme importe, à une reconnaissance internationale.A quel prix ? se demandent d’autres, qui ne sont pas nécessairement les laissés-pour-compte de la “révolution par le marché”… De leur point de vue – celui d’une Maymanah Farhat par exemple (voir cet article en anglais), le rush à la “découverte” de l’art arabe a pour effet, sinon pour intention, de lui ôter toute dimension véritablement critique. Cette “dépolitisation”de l’art, rien ne l’illustre mieux que son épicentre dans la région “MENASA”, à savoir les Emirats, et Dubaï en particulier, cette caricature à la “Sex-and-the-City” d’un univers de luxe élitaire et conformiste (voir ces deux précédents billets : 1 et 2).
A l’image du révolutionnaire mexicain Diego Rivera finissant par créer un de ses murales dans le temple du capitalisme, à savoir le Pacific Stock Exchange de San Francisco, les artistes arabes en général et les syriens en particulier, sont-ils en train de dealer avec le Diable ?