Broadhead est revenu, lui, et riche. Il vit à New York, sous la Grosse Bulle protectrice, et il séduit les filles en leur racontant Sirius ou Orion. Que souhaiter de plus ?
Et pourtant, chaque semaine, il court, anxieux, chez Sigrid von Shrink. Non, ce n’est pas un ami, c’est un ordinateur, psychanalyste de son état…
L’artefact extraterrestre issu d’une technologie prodigieusement avancée et qui permet à la race humaine de faire un bond technoscientifique considérable en avant est un thème pour le moins ancien dans la littérature de science-fiction. Si La Grande Porte se base sur un postulat de départ identique à celui de ses prédécesseurs, c’est le ton du récit qui le place en marge de la plupart des productions exploitant un tel sujet – du moins à l’époque de sa première publication, il y a plus de 30 ans.
En cette fin des années 70, l’optimisme d’après-guerre s’est essoufflé et une nouvelle rigueur commence à s’installer (1) : il n’est dès lors plus question d’aborder le thème de l’artefact extraterrestre avec cette sorte de candeur dont la science-fiction était coutumière sur ce sujet et qui, du reste, est longtemps restée assez caractéristique du genre en général – du moins pour la génération d’auteurs à laquelle appartient Frederik Pohl et qui se préoccupait plus des éléments technoscientifiques des récits que de leurs aspects humains. Car ici, l’auteur de Planète à gogos (1953) reprend un thème qui lui est cher : l’exploitation des faibles et des désespérés par les grandes puissances corporatistes (2).
Ici, l’auteur n’utilise pas son « idée » – La Grande Porte, l’artefact extraterrestre qui sert de base à l’univers de ce roman – comme un prétexte pour les explorations de mondes étrangers et plus ou moins farfelus à travers des épopées épiques et, à l’époque déjà, devenues pour le moins clichées. Afin d’éviter l’écueil de cette simplicité, il narre les tragédies d’explorateurs de l’espace certes volontaires mais surtout contraints par la situation tant sociale qu’économique, ou encore écologique, de la Terre à devenir prospecteurs pour le compte de la Corporation – le conglomérat international qui exploite cette découverte fabuleuse qu’est La Grande Porte…
Le parallèle avec la colonisation du sol américain par les immigrés anglo-saxons – et des autres – est assez évident ; du reste, la colonisation spatiale dans les récits de science-fiction est souvent considérée comme une transposition, dans l’espace, de cet esprit pionnier où le peuple américain trouve ses racines (3). Ce qui est inattendu, c’est qu’ici cette colonisation ne se colore pas d’un optimisme plus ou moins béat mais, bien au contraire, d’une angoisse, voire d’une terreur indicible devant ces dangers incommensurables et tout aussi assurément imprévisibles que recèle cette exploration tâtonnante de zones tout à fait inconnues de la galaxie – et d’autres aussi, parfois…
On peut ainsi voir ce roman comme une sorte de retour aux sources de la colonisation du sol américain – le narrateur compare d’ailleurs une fois sa situation de prospecteur à celle des immigrants lancés dans la conquête de l’Ouest – mais expurgée de toute cette grandiloquence naïve aux accents propagandistes qui a fait les choux gras d’Hollywood dans les années 50, notamment à travers les films de John Ford : les colons, en effet, avaient colonisé par nécessité et non par désir d’élargir leurs horizons ; on ne peut non plus laisser de côté le rôle des grandes compagnies ferroviaires américaines d’alors dans cette volonté d’expansion – le parallèle avec la Corporation s’impose ainsi de lui-même.
Bref, si La Grande Porte revient aux racines du space opera, et en particulier sa mouture présentant les terriens comme les conquérants bénis des étoiles à travers une colonisation qui ne peut apporter que bonheur et prospérité pour tous, c’est pour mieux en dynamiter les clichés. Ici, l’exploration et la prospection de l’espace ne sont que douleur et sacrifice car ce qui attend les voyageurs sont des étoiles et des mondes – s’ils ont la chance d’en trouver – dont on ignore tout : le danger est partout, surtout dans les endroits les plus innocents, et l’incertitude règne, même dans les navires extraterrestres qu’utilisent les équipages et dont le fonctionnement précis leur échappe.
Embarquer dans un de ces vaisseaux, issus d’une technologie si prodigieusement avancée que la race humaine fait figure de groupe de primates en comparaison, c’est risquer tout ce qu’on possède pour le plus souvent ne rien gagner d’autre qu’une frousse incommensurable tout au long d’un voyage dont on sait très bien avant même de partir qu’il peut durer plus longtemps que les rations de nourriture. Sans compter les vaisseaux qui ne rentrent même pas. Tout au plus peut-on s’estimer heureux de ne pas y avoir laissé sa peau… La seule raison de se porter volontaire pour un tel périple dont si peu reviennent vivants est que la situation sur la Terre n’est pas vraiment plus enviable.
Alors que des auteurs moins talentueux auraient juste posé l’artefact comme un moyen pour narrer des aventures de l’espace, à travers des récits somme toute lassants car dépourvus d’idées et de sens, Pohl a ici construit un monde en relation avec les préoccupations de son temps – où les déséquilibres écologiques et la raréfaction des ressources naturelles, déjà, apparaissaient comme des problèmes – afin de donner à ses personnages des raisons solides – c’est-à-dire de la consistance psychologique – pour rejoindre cette espèce de vaste loterie galactique qu’est La Grande Porte, là où les malheureux prospecteurs peuvent aussi bien gagner la fortune que la folie ou la mort. Voire pire…
Seule véritable gagnante, la Corporation : que les prospecteurs reviennent vivants ou morts (s’ils reviennent), les mains pleines ou vides, la raison intacte ou pas, les bénéfices des découvertes réalisées et de leur exploitation sur la Terre reviendra aux actionnaires – avec un pourcentage plus ou moins substantiel pour les explorateurs qui ont ramené les objets tant convoités. Quant aux expéditions, elles ne coûtent rien à la Corporation car les vaisseaux extraterrestres garés à La Grande Porte utilisent leurs propres réserves de carburant. Les désespérés prennent tous les risques, les nantis empochent l’argent : rien de nouveau sous le soleil.
C’est dans cette construction de ce monde futur, en prise directe avec des inquiétudes typiques de l’époque de sa publication, que La Grande Porte trouve sa force : en dépit de thèmes de départ pour le moins bateau – colonisation de l’espace et artefacts extraterrestres – Pohl propose ici une combinaison inattendue et innovante, du moins pour l’époque, qui s’affirme comme la critique d’un présent où, déjà, les tendances économiques, sociales et écologiques permettaient de distinguer un avenir bien peu radieux pour les masses laborieuses.
(1) d’où surgiront notamment les cyberpunks mais de nombreuses productions de l’époque, sur tous les médias, retranscrivent elles aussi cet état d’esprit.
(2) un thème qui est loin d’avoir vieilli, au passage, comme la récente actualité financière l’a très bien démontré…
(3) la célèbre série TV StarTrek en est le parfait exemple, et dès sa première mouture dans les années 60.
Récompenses :
- Memorial John W. Campbell Jr., sans catégorie, en 1978
- Hugo & Locus, catégorie roman, en 1978
- Nebula, catégorie roman, en 1977
- Apollo, sans catégorie, en 1979
Adaptations :
- Frederik Pohl’s Gateway : une fiction interactive développée par Legend Entertainment et sortie aux USA en 1992.
- Gateway II: Homeworld : la suite du titre précédent, par le même studio, sortie aux USA en 1993.
Note :
Si ce roman connut plusieurs suites, je ne saurais trop conseiller au lecteur de les éviter et de se contenter de ce « premier » volume par ailleurs écrit comme un stand alone et donc tout à fait indépendant.
La Grande Porte (Gateway, 1977), Frederik Pohl
J’AI LU, collection Science-Fiction n°1691, février 2008
320 pages, env. 6 €, ISBN : 978-2-277-21691-9
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