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L’information en noir et blanc

Publié le 17 juillet 2010 par Mentre

Ce fut d’abord à la radio. France Info, je crois. Puis sur une autre, France Inter. Puis cette petite phrase ce vendredi 8 juillet 2010, je l’ai trouvé publiée sur la plupart des sites, dans le texte mais aussi dans le châpo, voire en titre: « Lemaitre, premier sprinter blanc sous les dix secondes au cent mètres ». Un béotien aurait pu croire que l’information importante tenait au seul fait que Christophe Lemaitre venait de battre le record de France de cette spécialité, et non à la couleur de sa peau. Mais il faut croire que sur cent mètres cela a son importance.  Retour sur info.

D’abord, un peu d’histoire. Le cent mètres est volontiers décrit comme l’épreuve reine de l’athlétisme, et les records s’y mesurent en dixième, voire en centième, de seconde. Comme dans tout sport, il y a des barrières « mythiques », la plus fameuse étant le « mur » des dix secondes.

Ce mur sera franchi, une première fois à Sacramento, lors des Championnats des États-Unis par Jim Hines, le 20 juin 1968. Il courra en 9,9 secondes. Le temps est alors mesuré en chronométrage manuel. Il va récidiver quelques semaines plus tard lors de la finale des Jeux Olympiques de Mexico, avec un temps de 9,95 secondes, mesuré cette fois électroniquement. C’est ce record qui sera enregistré. Mais singularité, « pour la première fois de l’histoire, aucun blanc ne figure au départ de la finale », remarque finement Wikipedia.

Depuis, une légende tenace laisse croire que le sprint serait devenu l’affaire des coureurs « noirs », vaste catégorie peu homogène puisque l’on y trouve des coureurs d’origines aussi diverses que les Américains Carl Lewis, Maurice Green…, le  Canadien Ben Johnson… les Jamaïcains Asafa Powell et Usain Bolt, ou encore l’Anglais Lindford Christie  (d’origine jamaicaine d’ailleurs). Ils n’ont en commun que leur couleur de peau, pour certains les mêmes entraîneurs, et pour d’autres le recours à des substances peu orthodoxes.

Mais c’est oublier —puisque l’on est dans les couleurs de peau— que dans les années 1970-1980, bons nombres de sprinters étaient blancs: le Soviétique Valerie Borzov (médaille d’or aux JO de Munich en 1972, 3e aux JO de Montréal), l’Écossais Allan Wells (médaille d’or aux JO de Moscou en 1980) ou encore l’Italien Pietro Mennea. Il est vrai qu’aucun ne descendra en dessous des 10 secondes.

La fabrique de l’information immédiate

Voilà pour le contexte. Mais revenons en à la fabrique de l’information immédiate et en premier lieu au rôle de l’AFP.

Tout part d’une dépêche de l’agence, une « alerte » ainsi rédigée :

« Christophe Lemaitre, premier sprinteur blanc de l’histoire sous les 10 secondes sur 100 m (9.98) »

Aucune mention du fait que Chrsiophe Lemaitre vient de battre le record de  France, certes d’une petit centième, mais quand même. Signalons au passage que Ronald Pognon, le précédent détenteur du record avec 9,99, était lui aussi descendu sous le mur des dix secondes. La deuxième dépêche, un « urgent » dans le jargon de l’agence est de la même tonalité:

Depêche AFP, Christophe Lemaitre

L’AFP va persister au fil des dépêches rendant compte de l’événement dans cette lecture particulière de l’événement, reprenant sans la même petite phrase comme un leitmotiv. Par exemple, dans celle-ci, portant sur sa performance sur 200 mètres

Depeche AFP-2 Christophe Lemaitre

Au total, au moins une trentaine de dépêches sera consacrée à Christophe Lemaitre, les 8 et 9 juillet. C’est considérable. Si la plupart d’entre elles portait sur le sprinter lui-même (performance, portrait, historique de ses performances, etc.) la plupart contenait aussi la phrase litigieuse. Je dis litigieuse car elle catégorise une performance selon la notion de race. Il faut ici se souvenir des propos d’Éric Zemmour qui avaient fait scandale lors de l’émission Paris-Berlin diffusée en 2008 sur Arte.

Il faudrait donc croire que le sport est en apesanteur vis-à-vis des débats nationaux, car quasiment sans exception tous les grands titres (par exemple Libération ou Le Figaro, France Info, mais la liste n’est en rien limitative) vont parler du « sprinter blanc », les radios également, etc.

Cette histoire devrait ouvrir un champ de réflexion sur le système d’information français. L’AFP y joue un rôle central. La plupart des médias est abonnée à ses services et les utilise. Radios comme sites [je n'ai pas vérifié pour les journaux "papier"] se basent sur ses dépêches pour rédiger leurs articles, quand ils n’en reprennent pas in extenso le contenu [c'est le cas d'ailleurs des portails d'information, comme Yahoo!]. À cela, deux raisons:

  • l’absence d’envoyés spéciaux ou de reporters sur place [dans ce cas précis, L'Équipe fait exception] empêche d’avoir une vision variée et un traitement différencié d’un événement. Les rédactions sont dans la quasi obligation de reprendre l’information fournie par l’agence.
  • la course à l’information. Radios et sites se doivent de réagir très rapidement, lorsque « tombe » une information, surtout si elle est signalée en « alerte », qui est pratiquement le plus haut degré d’urgence. Elle est alors reprise telle quelle, sans questionnement, en se fiant à ce qui est considéré comme une « source » fiable, à savoir l’AFP. On peut se demander si ce mode de traitement de l’information quasi réflexe, qui empêche tout recul et toute réflexion est vraiment pertinente, d’autant que l’on ne revient pas ou rarement sur une information…

Lorsque c’est le cas, l’agence joue encore un rôle primordial. C’est elle, qui a travers deux dépêches, l’une reprenant les propos de Teddy Tamgho, spécialiste français du triple saut [les Blancs "ne passent pas sous les 10 secondes parce qu'ils ne font pas 'd'athlé' c'est tout (…) c'est comme en natation, il n'y aura jamais autant de noirs que de blancs c'est une question sociale"] et une autre consacrée aux recherches génétiques en cours pour tenter d’expliquer les performances des sprinters jamaïquains va permettre à certains titres de rebondir, soit en s’appuyant sur la dépêche comme Le Parisien soit en élargissant le propos comme Le Monde, ou Rue89.

Pour conclure, voici ce qu’écrivait l’antropologue Joël Mysse

Peut-on après un raisonnement nuancé, admettre que les Noirs courent plus vite que les Blancs? Même s’il n’y a presque jamais de Blanc en finale des championnats du monde de 100 mètres, rien n’est moins sûr à moins de tomber dans le piège des idées simplistes et des préjugés. En effet, le monde et la société dans laquelle nous vivons proviennent directement des évènement antérieurs.

Alors, pourquoi les Noirs courent-ils plus vite que les Blancs? Parce que, dans une société comme celle que l’on connaît (…) ils sont souvent plus nombreux à faire du sport. Au début du XXe siècle, la plupart des champions de quasiment tous les sports étaient blancs. Les Noirs, en particulier aux États-Unis ont vu dans le sport une possibilité d’ascension sociale qu’ils ne trouveraient pas dans d’autres secteurs d’activités à cause de la séparation légale entre les Blancs et les Noirs, et l’impossibilité pour ces derniers d’accéder à certains postes ou même à certains endroits [Mondialisation, culture et éthique, L'Harmatan, Paris, 2007]

Pour aller plus loin

  • Les médias préfèrent les blonds, sur (Multi)médias, le blog de Claude Soula du Nouvel Observateur
  • Racisme la course d’obstacle, d’Amy Otchet, journaliste au Courrier de l’Unesco
  • « Race », Sport and British society de Ben Carrington et Ian Mc Donald, Routledge, 2001, 256 pages. [des extraits sur Google Livres ici]
  • Lemaitre et Bolt de la race des champions, par Yannick Cochennec et Jean-Yves Nau sur Slate.fr [ajout du 21 juillet 2010]


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