Gian Domenico TIEPOLO (Venise, 1727-1804),
Scène de carnaval, c.1755.
Huile sur toile, 112 x 80 cm, Paris, Musée du Louvre.
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Bertrand Cuiller est un soliste discret au disque. Il aura, en effet, fallu patienter presque quatre ans avant
de découvrir le successeur de son premier récital, Pescodd Time, majoritairement consacré à des pièces pour clavier de William Byrd (Alpha 086) et accueilli très favorablement par la critique. Après
l’Angleterre du début du XVIIe siècle, le nouvel opus de ce talentueux claveciniste, publié il y a quelques semaines chez Alpha sous le titre Sonatas per cimbalo &
Fandango, nous entraîne dans l’Espagne du XVIIIe siècle, en compagnie de Domenico Scarlatti et d’Antonio Soler.
La vie de Domenico Scarlatti (peint, ci-contre, par Domingo Antonio Velasco vers 1738) est suffisamment connue pour ne rappeler que les grandes lignes d’un parcours scindé en deux
parties bien distinctes. La première, italienne, est celle du fils d’Alessandro (1660-1725), père trop illustre pour ne pas faire d’ombre à sa progéniture ; de sa naissance à Naples en
1685, où il obtient, en 1701, son premier poste d’organiste et compositeur, à son départ de la péninsule en 1719, après des séjours à Venise (1705-1709) et à Rome (1709-1719), l’histoire de
Domenico est, avant tout, celle de la lente libération d’une tutelle paternelle que l’on devine écrasante. Cette période est celle où il compose essentiellement pour la voix (musique
sacrée et opéra), avec un talent prouvant qu’il a également assimilé l’héritage transmis par son père et les dernières innovations musicales, tant de Corelli que de Vivaldi. En 1719, Domenico
part pour Lisbonne en qualité de maître de chapelle du roi João V, chargé, en outre, de l’éducation musicale de sa fille, Maria Barbara, princesse qu’il va suivre en Espagne lorsqu’elle épouse,
en 1729, le futur Ferdinand VI. Il s’installe jusqu’en 1733 à Séville, puis, définitivement, à Madrid où il mourra en 1757. C’est probablement après avoir quitté l’Italie qu’il compose ses
quelques 555 sonates pour clavier, dont la chronologie est obscure et qui survivent sous forme de manuscrits, quinze volumes copiés par un scribe espagnol, en 1742, 1749, puis entre 1752 et
1757. Trente seulement ont été publiées de son vivant sous le titre d’Essercizi per gravicembalo (Londres, 1738). Dans ces pièces en un seul « mouvement », Scarlatti
développe progressivement un style éminemment personnel, où il intègre nombre d’éléments issus de la musique populaire dans un flux musical empli de ruptures, de silences, de trépignements,
mais également d’une sensibilité qui est, bien souvent, déjà préromantique ; chacune de ses sonates peut se lire comme une suite de climats parfois fortement contrastés, tableaux d’un même
lieu que de brusques variations de lumière font changer de visage.
Antonio Soler, dont le nom a été avancé comme celui du copiste des sonates de son probable maître, est né à Olot (Catalogne) en 1729, d’un père musicien. En 1752, il est ordonné
sous-diacre et devient l’organiste permanent de L’Escorial, poste qu’il conservera jusqu’à sa mort en 1783, tout en assumant, dès 1766, celui de professeur de musique du fils du roi Carlos III,
Gabriel (portrait ci-dessus par Anton Raphael Mengs, 1728-1779). Auteur prolifique de musique sacrée, il laisse également plus de 120 sonates pour clavier, ainsi qu’un ouvrage théorique qui fit
polémique à sa parution, Llave de la modulación (Clé pour la modulation, Madrid, 1762), mais c’est principalement son Fandango, brillante élaboration sur une danse
que sa basse extraction et ses connotations érotiques n’empêchèrent pas de se frayer un chemin jusqu’aux sphères les plus raffinées de la société, qui assure aujourd’hui sa
renommée.
Le programme proposé aujourd’hui dans Sonatas per cimbalo & Fandango peut, au départ, faire froncer
le sourcil au mélomane, en ce qu’il ne s’écarte pas radicalement du répertoire habituel des clavecinistes. Les sonates de Scarlatti ont, en effet, connu de nombreuses interprétations, certaines
magistrales, comme l’intégrale de Scott Ross (1984-85, 34 CD, Erato) et l’anthologie de Pierre Hantaï (3 CD séparés, 2002, 2004 et 2005, Mirare), ou le remarquable disque d’Aline Zylberajch sur
une copie de pianoforte d’après Cristofori (Ambronay, 2005), sans parler des réalisations sur piano moderne, en particulier celles de Vladimir Horowitz, qui ont leurs admirateurs en dépit de
l’inadéquation de l’instrument utilisé avec le répertoire interprété.
Face à cette concurrence particulièrement relevée, Bertrand Cuiller (photo ci-contre) a choisi d’emprunter des chemins de
traverse en sélectionnant quelques sonates moins connues (un doublon seulement avec l’anthologie d’Hantaï) sur lesquelles il jette un regard très personnel. Les moyens digitaux du claveciniste
ne sont plus à démontrer, comme le rappelle sa vision du Fandango de Soler, tendue à craquer, bouillonnante, d’une charge érotique presque palpable. Mais il n’abuse pas de cette
facilité technique dans Scarlatti, bien au contraire. Dans les sonates rapides, loin des coups d’estoc rageurs d’un Hantaï (qui constituent une proposition tout aussi valable), il se montre
somme toute assez proche de l’équilibre à la fois brillant et « classique » obtenu par Ross (c’est particulièrement frappant dans la sonate Kk – Kirkpatrick – 420, qui sonne presque
comme un hommage à la manière du maître), même s’il sait aussi laisser la musique s’ébrouer, comme dans la sonate Kk 475, dont la joie débridée rend justice à un tempo noté
Allegrissimo. Mais c’est dans les pièces plus retenues, introspectives ou tendres, que Bertrand Cuiller offre, à mon avis, le meilleur terrain d’expression à son talent. En refusant de
presser le pas, en abordant ces Andante ou ces Cantabile avec une large respiration plutôt que le souffle court,
l’interprète leur permet de déployer le chant dont ils sont empreints et de faire sentir à l’auditeur les frissons préromantiques qu’ils contiennent. Cette relative lenteur aurait pu, sous
d’autres doigts, tomber dans l’alanguissement voire l’ennui ; ici, l’intelligence et la maîtrise du musicien font toute la différence, car, si le discours s’attendrit, il est aussi
superbement tenu par un claveciniste qui sait où il va et semble avoir longuement médité les pièces qu’il interprète avant de les confier au disque. La seule véritable réserve que je ferai
concernant cet enregistrement viendra de la prise de son, dont la (trop) grande proximité prive l’instrument d’un épanouissement acoustique optimal et peut, à la longue, se révéler un peu
agressive.
Il y a fort à parier que, contrairement à son premier disque, ce récital Scarlatti-Soler de Bertrand Cuiller ne
fera pas l’unanimité et se heurtera aux sectateurs de telle ou telle « référence », qui le trouveront qui trop lent, qui trop heurté. Il me semble néanmoins que ses qualités
d’équilibre, ainsi que la finesse de sa pensée musicale, en font une vision particulièrement intéressante, qui, en rendant justice à la dimension tendre et intime de sa production, offre un
visage de Scarlatti que les interprètes n’explorent pas si souvent.
Domenico SCARLATTI (1685-1757), Sonates pour clavier, Antonio SOLER (1729-1783), Fandango.
Bertrand Cuiller, clavecin de type italien (première moitié du XVIIIe siècle) de Philippe Humeau,
2002
1 CD [durée totale : 63’30”] Alpha 165. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Sonate en fa mineur, Kk 462 – Andante
2. Sonate en mi bémol majeur, Kk 475 – Allegrissimo
3. Sonate en sol mineur, Kk 30 – Moderato