Parfum de vacances pour le Journal Autre Définition : il s’intéresse cette semaine à l’une des meilleures surprises de l’année, à emporter avec soi pour les lectures d’été.
Abel LANZAC et Christophe BLAIN : Quai d’Orsay. – Paris : Dargaud, 2010. – 96 p.
Enorme succès de librairie, Quai d’Orsay est l’une des trois ou quatre bandes dessinées à glisser impérativement dans ses bagages pour les vacances.
Intéresser le grand public aux méandres de la diplomatie et de la vie de cabinet avait tout d’une gageure. Mais le résultat est là. Magie des dessins, vérité des caractères, brio des dialogues, phrasé précis et décontracté du scénario (un peu à la Nanni Moretti), comique irrésistible des situations et des enchaînements : Quai d’Orsay est déjà un classique, un album unique que l’on dévore avec passion, et cela qu’on ait du goût ou non pour la politique.
Roman à clés, roman d’éducation, chronique de la vie politique française au début du XXIème siècle, Quai d’Orsay est tout cela et plus encore.
Bien sûr, tout le monde reconnaîtra Dominique de Villepin dans le ministre Taillard de Vorms. Mais Quai d’Orsay est bien plus qu’un roman à clés – en tout cas bien plus que tous ces exercices d’ « insider » qui oscillent entre le règlement de compte scénarisé et la blague de potache. On pense plutôt à strip-tease, cette série de documentaires très réussie qui, sans aucun commentaire, utilisait la caméra comme un révélateur des situations et des caractères.
Quai d’Orsay est à peu près le reportage que l’on aurait si les réalisateurs de strip-tease avaient été autorisés à poser leur caméra au milieu du cabinet du ministre des Affaires étrangères en 2003, au moment où l’intervention américaine en Irak se préparait.
Taillard de Vorms est donc une caricature, mais aussi un portrait de Dominique de Villepin : le personnage a manifestement été saisi sur le vif par un de ses collaborateurs. On retrouve son énergie, son incroyable charisme, sa résistance à l’adversité, sa bonne humeur carnassière, ses tirades enflammées et truculentes, imitées de manière si parfaite que l’on ne sait plus où s’arrête la réalité et où commence le pastiche (ah, l’incroyable improvisation où Taillard de Vorms compare un discours politique à un album de Tintin !).
Autour du ministre, d’autres figures attachantes se reconnaissent également : le portrait de Pierre Vimont – inusable directeur de cabinet de notre diplomatie de 2002 à 2007 – est l’un des plus réussis. Il a manifestement prêté à Claude Maupas (c’est le nom du « dircab » de Taillard de Vorms) son physique, sa manière de parler, sa discrétion affable, ce mélange de rigueur et de modeste efficacité qui le caractérisent. Il campe en tout cas un personnage à la fois très politique et très humain, un de ces hauts fonctionnaires qui semblent avoir choisi leur carrière comme un raccourci vers une forme de béatitude laïque.
Et puis il y a les autres conseillers, que l’on reconnaîtra ou non – mais que l’on aura de toutes façons l’impression d’avoir croisés une fois dans sa carrière professionnelle, tant la vérité des caractères est exacte et, en un sens, universelle.
Curieusement, l’actuel ministre de l’Agriculture, Bruno Le Maire, n’apparaît pas, alors qu’il travaillait dans ce cabinet, mais l’on a parfois l’impression de retrouver certaines de ces expressions dans la bouche d’autres collaborateurs.
Si Quai d’Orsay est un roman en images aussi réussi, c’est évidemment parce qu’il raconte une histoire et fait vivre des personnages.
Le personnage central est un jeune normalien qui met pour la première fois une cravate pour son entretien d’embauche et se trouve embarqué sur le bateau « Taillard de Vorms » : il va passer directement du siècle des Antonins aux prémices de la querelle entre George Bush et Jacques Chirac.
L’histoire débute très simplement : Arthur (c’est le nom du normalien) doit écrire le discours du ministre à la commission des droits de l’homme à Genève. Cela a l’air simple. Mais c’est sans compter sur les mille traverses de la vie de cabinet, cet étrange champ magnétique où l’urgence, le pouvoir, les ambitions et les vanités agissent comme autant de déflecteurs. Il y aussi le ministre, qui voudra vingt fois refaire la copie, ou ses proches (l’ami philosophe, le poète, le père), qui participent chacun à leur manière à la rédaction. Il y a enfin l’Histoire, qui a ses caprices et s’invite quand elle veut…
De gaffe en déception en passant par les crises internationales, notre normalien se familiarise ainsi avec la vie de cabinet : les commandes passées à plusieurs personnes en parallèle ; l’atmosphère très formelle des réunions avec le ministre ; le président de la République toujours accaparé par des priorités aussi essentielles que la nomination d’un attaché culturel ou l’ours des Pyrénées, mais superbement affûté lorsqu’il s’agit d’évaluer une situation au pied levé ; le directeur de cabinet qui, dans un bureau perpétuellement envahi par les conseillers, tente de passer ses coups de fil tout en jouant à l’assistante sociale avec ses collaborateurs.
Au fil des pages, un personnage s’affirme et se découvre – en partie parce qu’en marge de la vie de cabinet, Blain et Lanzac réussissent parfaitement les scènes d’intimité, celles où le « héros » rentre chez lui et partage avec son amie son enthousiasme ou ses doutes sur le ministre.
Car c’est évidemment le Ministre qui domine le livre. Cyrano de Bergerac de la politique, il emporte le lecteur dans un tourbillon d’action et de formules, convaincu que la politique voit toujours le triomphe des idées justes, qu’elle ne peut pas être laissée aux nains, aux calculateurs, aux affairistes, à tous ceux qu’il nomme « les farfadets ». Bondissant de case en case, le ministre impose son tempo, balayant les objections de toute la force de son instinct politique, de sa fringale d’action ou de cette étrange culture d’énarque qui enjambe les siècles en s’autorisant tous les raccourcis et parfois toutes les fulgurances. Le dessin de Blain se déforme pour s’adapter à cette vitesse, Taillard de Vorms n’est plus qu’un front penché comme une visière, des épaules impatientes et un doigt impérieux – et le personnage accélère encore, emporté par sa fougue de chef d’orchestre despotique et inspiré.
Le jeune normalien s’interroge au début : le chef d’orchestre n’en fait-il pas trop ? La question restera sans réponse, car le chef d’orchestre, lui, continue : il sait qu’il faudra toute son énergie pour galvaniser les musiciens et pour faire passer dans le grand corps inerte de l’administration ces quelques moments d’incandescence et de passion qui permettront de rencontrer l’Histoire à la tribune de l’ONU.
Le portrait de Blain et Lanzac est à la fois tendre et féroce, incroyablement vivant - comme si la réalité du personnage ne pouvait pas être captée sans une déformation épique et caricaturale. On n’avait pas vu une telle symbiose entre une figure publique et sa marionnette depuis le Chirac des « Guignols de l’Info ».
Pour donner encore plus de vie à leur créature, Blain et Lanzac recourent à un procédé intéressant : ils multiplient les angles de vision sur le ministre. Il y a Taillard de Vorms saisi en direct, mais aussi un Taillard fantasmé qui hante les rêves d’Arthur sous la forme d’un super-héros tragi-comique, Taillard reflété dans la physionomie de son père, Taillard envahissant le visage d’Arthur qui l’imite par un mimétisme inconscient, etc. Cette multiplication des plans de réalité donne au personnage un relief et une profondeur saisissants.
Presque à chaque page, Quai d’Orsay fourmille de trouvailles et de détails d’une justesse savoureuse. Nous ne chercherons pas à en rendre compte : ils appartiennent à chaque lecteur, ils font partie des secrets que l’œil absorbe silencieusement et qui forment le trésor de la lecture.
Bref, avec le Tome I de ces Chroniques diplomatiques, Blain et Lanzac signent un ouvrage élégant, original et attachant. On attend avec impatience la suite des aventures de Taillard de Vorms, au Quai d’Orsay, à Matignon, ou ailleurs.
Vincent Naon