Il est toujours amusant de lire ce qu'écrit un quasi contemporain. Cela permet de mieux habiter le livre que l'on lit de lui, parce que l'on sait que c'est en quelque sorte un de vos semblables qui tient la plume et qu'une certaine connivence ne peut que s'établir. Jean-Michel Olivier est en effet du millésime qui suit immédiatement le mien...
Même s'il n'a pas réellement vécu tout ce qu'il nous raconte dans son livre - il s'est de toute façon bien documenté et il ne le cache pas -, il a peu ou prou pris connaissance au même moment que moi des temps forts qui servent de toile de fond à son roman et qui jalonnent notre époque. Cela crée des liens.
Comme nous avons pu le constater quand nous nous sommes rencontrés le premier mai dernier [voir mon article Quand des éditeurs du Salon du Livre délocalisent à Genève... ] il est une autre correspondance entre nous. Notre nom n'est composé que de prénoms, ce qui prête à des confusions... qui peuvent aller jusqu'à créer un embarras chez nos interlocuteurs, réjouissant, pour nous.
Il fait bon chaud en ce moment à Lausanne. Cette température estivale incite à la lecture romanesque. C'est somme toute dans d'excellentes dispositions que je me suis donc mis à lire L'Amour fantôme, publié récemment dans la collection Poche suisse des Editions de l'Age d'Homme ici.
Ce roman nous restitue trois tranches de vie des protagonistes, situées autour de 1969, 1978 et 1995. Ce qui ne rajeunit ni l'auteur ni le lecteur, mais peut nourrir une certaine nostalgie bienfaisante chez le quasi contemporain.
A chacune de ces années correspond une partie du livre, très construit. Chacune de ces parties est l'occasion de peindre une des formes que l'amour insaisissable, comme un fantôme, peut revêtir, selon la classification des règnes du monde imaginée par Linné : végétal, animal, minéral. Chaque séquence met en scène un trio de personnages : Reine, son fils Colin -son enfant du demi-siècle -, et une femme en marge, à chaque fois fatale pour le Colinet à sa maman.
Nous sommes dans l'immédiat après soixante-huit. La femme marginale d'alors s'appelle Rose, une belle plante, longiligne, qui chante Dylan, Japlin, Cohen ou les Doors, qui vit en communauté à la campagne avec une vingtaine de fous comme elle : ils fabriquent du batik, ils se nourrissent de végétaux et de fromages de chèvre, ils font l'amour ensemble, ils fument des herbes, ils partagent tout, y compris une haine viscérale pour la société occidentale, qui le leur rend bien. Peace and love...
Colin rencontre Rose alors qu'elle chante sur le quai des Bergues à Genève. Il est d'autant plus enclin à la suivre que sa mère possessive l'étouffe et qu'il a déjà, peu à peu, commencé à lui échapper en séchant les cours, en fumant, en découchant. Avec elle ce sera sa première fois. Elle l'initiera au bonheur de tous et de chacun et à la méditation transcendantale. Elle lui donnera une conscience politique... Cette première aventure se termine piteusement, comme l'état de Colin, au commissariat des Acacias (sic), après une manif anti-fasciste devant le Consulat d'Espagne.
Reine reprend en main son petit Colin - il restera toujours son petit. La transformation est stupéfiante. Au fond Colin est une bonne pâte, surtout bonne à être pétrie par les mains d'une femme. Après les jeans et les T-shirts délavés il porte maintenant des costumes trois-pièces. Ses cheveux longs sont devenus courts. Il fait son droit. Il est devenu un bon fils, qui partage sagement le lit de sa maman. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu'au jour où, au retour d'une garden-party, il découvre, dans ce même lit, sa maman endormie dans les bras d'un de ses camarades qu'il lui a présenté au début de la soirée. Il ne reviendra plus, juré, craché.
Colin rencontre Mona lors d'un vernissage dans la Vieille-ville. Pour Mona l'art est à la portée de tous et c'est une libération. On sait que toutes les libérations se font dans le feu et le sang. Celle-là n'échappe pas à la règle. Toutes les limites doivent être dépassées selon Mona, qui exerce sur tous les objets une fureur propre à leur faire révèler leur "intime blessure" et qui fascine Colin quand il lui rend visite dans son loft, pour assister à "son désir de créer et sa rage de détruire".
Leurs étreintes ressemblent à des luttes bestiales. Ils gardent tous deux sur leurs corps les traces de leurs coups et de leurs morsures : "Avec Mona, l'amour est convulsif, nocturne, plein de tempêtes et de silences, furtif, impérieux." Finis les végétaux, vivent, si je puis dire, les viandes rouges, les légumes crus, les lectures de Bataille, "la musique de Nico, le body-art et le cinéma expérimental." Cette deuxième aventure ne pouvait se terminer que par la destruction conjointe de l'artiste elle-même et de son amant. Comme les choses ne se passent pas tout à fait comme prévu, Colin seul des deux furieux en réchappe.
Après un temps de coma et un temps de convalescence, tout rentre dans l'ordre pour Colin, sous la férule de Reine mère. Il reprend le chemin de la fac de droit. Maman l'inscrit au Club des Anges, un club de tennis sélect où il pourra fréquenter du beau monde, bien comme il faut, où il pourra nouer des idylles conformes aux souhaits de maman. C'est là, dans ce lieu, bien pour tous rapports, qu'il rencontre Neige, une joueuse de tennis professionnelle qu'il a le tort de présenter à sa maman. Car la candidate n'a pas l'heur de plaire à celle-ci, qui la considère comme une gourgandine. Après une dispute homérique avec sa génitrice, Colin s'enfuit une nouvelle fois.
Neige apprend à Colin à lire le jeu tennistique de son adversaire. Elle lui enseigne l'esprit de ce jeu. Je ne sais pas si l'amour lui donne des ailes, mais Colin fait des progrès considérables dans cet art sportif. Il a cependant du mal à donner des preuves physiques de ses sentiments à sa nouvelle dulciné. Car celle-ci n'est, semble-t-il, pas portée sur la chose, se dérobe toujours et ne permet à son soupirant que de lui voler quelques baisers, bien froids. Pour elle l'activité sexuelle est devenue secondaire. Devenue un sujet adulte elle s'investit désormais dans le "tennis psychique".
Très vite son investissement ne se limite pas à ce domaine artistique, après tout restreint. Neige entraîne Colin à des conférences organisées par une secte qui leur ouvrent les yeux sur le Nouvel Age qui débute à ce moment-là. Ils travaillent dur ensemble "sur la conscience de soi, sur l'émotion et sur le souffle, sur le divin qui est en eux". Les séances se terminent par des mises à nu au sens propre et au figuré. Compte tenu de ses qualités exceptionnelles, ainsi révélées, Neige est souvent choisie pour suivre des leçons particulières avec les Maîtres, à huis clos... Pour rester avec elle, ou plutôt dans son sillage, Colin gravit les échelons initiatiques de la secte MORS, en faisant l'abandon de toutes ses richesses matérielles au profit de cette dernière...
Cette troisième aventure ne pouvait que mal finir, comme les deux premières. Tous les membres de la secte périssent dans un incendie qui devait les propulser dans les étoiles. Colin, qui avec les années est devenu une manière de gros bouddha de 45 ans, est le seul rescapé. Il est réduit à une véritable loque humaine. Il a survécu, mais il est, cette fois définitivement, à la merci de sa maman, qui peut désormais le consoler des affres de la vie, la tête appuyée contre son sein.
Jean-Marie Olivier raconte. Tout simplement. Il ne se lance pas dans des digressions psychologiques sur les personnages, qui sont des archétypes éternels, dont les traits sont grossis à l'extrême. Le récit en prend des allures de conte voltairien, qui se passe de commentaire et vaut toutes les démonstrations. Les âges de l'amour sont en fait les âges de la vie, qui commence par une graine, qui se continue par du sang qui coule dans les veines et qui se termine par la pierre d'un tombeau.
Francis Richard