Laure Robin, lauréate de la Bourse Tocqueville 2010, donnera tout au long de son séjour ses impressions sur Washington sur le Cri.fr.
Sur ses épaules, le maillot rouge flamboyant de l’équipe d’Espagne, victorieuse la veille de la Coupe du Monde de football. Bill, la soixantaine, le porte fièrement, au beau milieu du quartier chic de Washington, non loin de la résidence de France qui loge Nicolas Sarkozy lorsqu’il est de passage dans la capitale américaine. Ce soir-là, dans le sanctuaire du patriotisme américain où les bannières étoilées sont aussi nombreuses que les feux de circulation, Bill, avocat de profession, se sent pourtant plus que jamais espagnol. Et n’allez pas parler à cet Américain aisé de la crise économique qui agite la péninsule ibérique, et que les dirigeants européens sont certains de pouvoir endiguer. Ce père de famille, qui a inscrit ses deux fils dans des écoles privées à trente mille dollars l’année, le reconnaît volontiers : « Je suis un intellectuel de gauche, parce que je peux financièrement me le permettre », tranche t-il avec cette franchise typiquement américaine.
En outre, Bill fait partie des exceptions dans le paysage politique de Washington, traditionnellement dominé par les costumes-cravate républicains ou démocrates. Pour lui, impossible de s’identifier à l’un des deux partis dominants.
Mais alors, comment l’avocat se défini t-il dans la société américaine ? En deux mots. « Limousine-Liberal* », lâche t-il. De fait, le conseil s’amuse à rappeler que le concept est loin d’être étranger à la France. « Bo-bos » ou « gauche caviar » sont les traductions qui séduisent l’avocat des beaux quartiers, fier de pouvoir esquinter quelques termes français. En observateur aguerri, Bill raconte que l’expression aux Etats-Unis a d’ailleurs pris différentes couleurs selon les époques. Le « Liberal-limousine » a d’abord été soucieux de la question noire, pour conquérir le vote des populations, dans les années soixante-dix. Aujourd’hui, nombreux se reconnaissent dans le vert, à l’image d’une nouvelle « Green conscience ». En attendant la prochaine étape sur l’arc-en-ciel, Bill préfère monter dans sa Volvo grise métallisée, sa « limousine » comme il l’appelle, avant de démarrer et de s’enfuir vers les tranquilles quartiers de la ville, où les intellectuels « liberal » suivent sans doute le maillot jaune du Tour de France.
Laure Robin
* [Note de Roman Bernard] : les termes « liberal » et « liberalism » sont ce que les professeurs d’anglais appellent des « faux-amis ». En effet, ils ne correspondent pas à leurs équivalents français « libéral » et « libéralisme ».
La meilleure traduction serait sûrement « progressiste » et « progressisme ». C’est la raison pour laquelle un Barack Obama avait pu se réclamer du « liberalism » pendant la campagne présidentielle américaine de 2008, alors qu’il prônait, face à la crise, une large intervention économique de l’État.
La langue anglaise, qui, du fait de l‘invasion franco-normande à Hastings en 1066, a incorporé nombre de mots français, est remplie de ces faux-amis.
Et souvent, cette évolution des termes anglais par rapport à leur équivalent français s’explique historiquement. L’évolution des termes « liberal » et « liberalism » s’explique ainsi par le fait qu’entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, des libéraux anglo-saxons (britanniques et américains) ont évolué vers le socialisme, à l’instar du libéral anglais John Stuart Mill. La raison était que ces libéraux, pour lesquels l’individu devait être le plus possible libéré de toute contrainte, ont fini par penser que l’État était plus à même d’émanciper l’individu que le libre marché. C’est ainsi que le libéral britannique John Maynard Keynes est passé à la postérité pour avoir prôné, contre le « laissez-faire », une plus grande règlementation du marché par la puissance publique.
Le néo-conservateur américain James Burnham a bien expliqué cette mutation du libéralisme classique vers ce « liberalism » dans son livre Suicide of the West, dont vous pouvez lire un extrait en cliquant ici.