Qu’est-ce qui nous émeut tant, lors des dernières minutes de Touch of evil, chef-d’oeuvre du film noir d’Orson Welles ?
Rappelons les faits : l’inspecteur Quinlan, un flic pourri, agonise au bord d’un canal qui ressemble à une décharge publique. Il vient de tuer son meilleur ami, qui l’a tué en retour, alors qu’il s’apprêtait à tuer le juriste Vargas, son rival. La fin d’un monde. Le froid Vargas file retrouver sa nana, l’embrasse enfin, quelques mièvreries fades. Il a blanchi son nom, n’a pas trop sali sa chemise, il se moque du reste, la mort d’un tel ou d’un tel lui importe peu. Egal à lui-même. Il ne se soucie plus de savoir si Quinlan a piégé ou non le petit Sanchez. Schwartz arrive, vérifie l’enregistrement, Quinlan est foutu, il l’entend, il le sait. Son cas est classé, preuves à la clé. Sa déchéance sera la dernière chose qu’il pourra ruminer avant de mourir.
Au milieu de ce tohu-bohu, une voix féminine, émouvante, claire : « Hank ! » Tanya, la prostituée de sa jeunesse avec qui il a passé de bons moments, arrive en courant, passant devant Vargas et sa cruche de femme en train de se bécoter. Quinlan, qui l’aime tant, ne l’entend pas, ne la voit pas, se lève, parle une dernière fois au cadavre de son ami Menzies, et s’écroule, tombe comme un éboulement dans le canal puant, monument bouffi de fausse gloire.
Tanya demande à ce que quelqu’un vienne l’enlever de là. Puis, la fameuse phrase qu’elle répond à Schwartz, qui lui demande ce qu’elle a à dire sur Quinlan : « He was some kind of a man. What does it matter what you say about people ? »
Welles sauve toujours le plus vivant de ses personnages
Welles a dit être moralement du côté de Vargas le calculateur, l’idéaliste, mais laisse le dernier mot, la dernière image, la dernière note, à Quinlan, ce monstre émotif débordant de souvenirs, d’intuitions, de regrets, de violence, et qui, pour sa mort, obtient de sa prostituée préférée le plus bel épitaphe qui soit. Welles, entre Vargas et Quinlan, sauve le plus vivant des deux, l’humain trop humain, qui est aussi le plus délaissé, celui dont le monde mécanique, démocratique, légiféré, se débarrasse d’un coup de dictaphone.
Celui qu’on laisse crever au bord d’un canal puant. Celui dont la seule personne qui l’aime encore est une pute sur le retour.
Welles est un poète. Il est prodigue de sa poésie pour ses personnages les plus sensuels, ceux qui vivent le plus intensément. Quoiqu’il en dise, il méprise les secs, ceux qui vivent le plus moralement.
Les larmes viennent de sentir cette magnifique générosité en faveur de l’expression tragique de la vie, au-delà des modes qui passent, des idéologies qui murissent et dominent, des « gagnants » et des « perdants ». Après les déchaînements de débats, de haines, de destructions, il y a la plénitude, la beauté d’un mot, dans la bouche d’une fille de joie encore assez vivante pour savoir se taire et laisser la musique d’un pianola chanter le bon vieux temps.
Crédit photo : Antonio Carlos Castejón / Flickr