Histoire de crevettes (photo: Pauline Kalker)
Dans le cadre du festival « Giboulées de la Marionnette », Le-Maillon à Strasbourg a proposé une production qui a – dans tous les sens du terme – débordé du cadre !
« Histoire de crevettes » est une parabole de la vie humaine de nos jours – mimée par de petites crevettes animées, en partie costumées et « accessoirisées ». Pour rendre le jeu des petits fruits de mer visible pour le public - il s’agit véritablement d’une centaine de crevettes que l’on achète pour chaque représentation au marché aux poissons - l’action des « crevettistes » est filmée en direct et projetée sur grand écran. Les acteurs « humains » se déplacent entre plusieurs grandes tables sur la scène. Sur les tables on a installé de petits décors dans lesquels les crevettes, animées par des bâtonnets ou des fils font sortir leur coté humain.
Les deux premiers tableaux annoncent tout de suite l’action de la soirée. Un simple cercueil en bois entouré de roses en plastique montre que nous nous trouvons en plein milieu d’un enterrement. Après quelques instants visuels très intenses, une crevette, un haut-de-forme noir sur la tête, tapote sur le micro pour faire un test-test-test-son. Une deuxième bestiole commence à balayer le sol devant le cercueil tout en conversant avec l’employé des pompes funèbres chargé de la technique. Mais contrairement à toute attente, la conversation n’a rien à voir avec le mort dans le cercueil, loin de là ! La « femme de ménage » se moque d’une œuvre d’art contemporaine accrochée au mur, qui, à son avis, n’est qu’un nid à poussière incroyable, pratiquement impossible à nettoyer. Le public, au début consterné par la scène bascule illico dans la gaieté. Ce qui peu de temps auparavant avait été pesant, virevolte joyeusement dans les airs. Mais avant que la vague humoristique puisse emporter le public dans les plus hautes sphères du bien être, on « coupe » ! Une crevette gémit sur un lit d’hôpital tout blanc. D’après ses bruits de respiration et les encouragements de la sage-femme à coté d’elle, la crevette est sur le point d’accoucher d’un petit. Et en effet, peu de temps après, le bébé est devant elle sur le lit – dans une mare de sang.
La vie et la mort ! Les récits et les petites histoires de crevettes tournent autour de ce cercle humain qui se répète éternellement. Elles n’épargnent rien ni personne et mettent un miroir sous le nez des femmes et des hommes dans la salle. Le message qui leur est destiné, une fois transformé en « état de crustacés » est néanmoins beaucoup plus facile à digérer que si tout cela était réellement joué par des actrices et acteurs. Quelques scènes débordant d’humour plus noir que noir illustrent à la perfection l’idée de la cruauté de la vie qui est omniprésente et en même temps son absurdité qui n’est supportable qu’en ouvrant une soupape grâce à l’humour noir justement. Un bel exemple est la scène où on voit des crevettes, portant toutes sortes d’objets d’art et d’autres bricoles – comme dans la série kitch et bric à brac – qui font la queue pour soumettre leurs trophées à un expert qui doit les expertiser. Quand la caméra, après avoir balayé rapidement la foule des amateurs d’art, arrive enfin à la table des experts, elle filme une poupée articulée en gros plan qui est méticuleusement inspectée par trois crevettes. Il ressort de la conversation que cette « belle pièce » est en fait le cadavre d’une jeune fille, dont la valeur est à amoindrir, car, comme c’est facile à constater entre ses jambes, on a abusé d’elle.
Autant l’humour de la troupe hollandaise « Hotel Modern » est noir et grinçant, autant beaucoup de leurs messages font « mouche ». La scène de la visite du « Parc Europe », où, en voyant l’Arc de Triomphe, l’une des trois crevettes se souvient de ses fiançailles avec son mari, du temps où il n’était pas encore en chaise roulante, fait faire le grand huit des sentiments dans les deux sens au public à une vitesse vertigineuse. La crevette masculine montre le camp de concentration d’Auschwitz construit par les nazis en miniature. L’inscription minuscule est du coup très difficilement déchiffrable et le légendaire « Arbeit macht frei » (le travail rend libre) devient « Arbeit macht Blei (le travail fait du plomb). L’Interprétation qui s’impose est celle que le travail est quelque chose de si difficile à supporter que le plomb semble être la métaphore adéquate. La crevette se détourne des minuscules baraquements avec un grand éclat de rire en affirmant à qui veut l’entendre que ça fait longtemps qu’elle n’a pas passé une après-midi aussi agréable.
Ce que Pauline Kalker, Herman Helle, Arlène Hoornweg, Arthur Sauer et Ineke Kruizinga ont imaginé avec leur histoire de crevettes, c’est de tourner du grand « théâtre de consternation » de telle sorte, que l’heure que dure le spectacle passe en un clin d’œil. En 30 brèves séquences « Hotel Modern » déplie un caléidoscope de notre vie quotidien devant nous : Commençant par les évènements dans un garage en passant par une salle d’opération ou un restaurant, jusqu’à l’alunissage, un acte d’exorcisme et un acte d’amour dans un lit double – tout y passe ! Le théâtre se passe à plusieurs niveaux en même temps. Non seulement que le monde animal – tout comme dans les fables d’Esope – montre des traits humains, mais on peut également suivre l’animation des crevettes en détournant le regard de l’écran pour observer directement les animateurs. Le monde fictif du média « film » devient d’un seul coup, et par lui-même, absurde. On peut difficilement imaginer une critique des médias plus belle ou plus subtile.
Une belle part de la réussite du spectacle peut être attribué à Arthur Sauer, compositeur à ses heures, car il accompagne la représentation en direct, entre autres avec des « Liveacts » qui constituent l’illustration sonore du spectacle. Les scènes impressionnantes projetées sur l’écran et le phénomène des immenses images animées font presque oublier la véritable scène qui est pourtant d’une très haute technicité. Ce qui prouve une fois de plus que l’homme, dominé par son coté visuel, demande à être trompé !
Une grande soirée de théâtre dans l’air du temps, emballé dans un esprit contemporain qui présente le noir et le blanc côte à côte – tant et si bien qu’on en a le vertige !
Texte traduit de l’allemand par Andrea Isker