Rien de plus statique en apparence que l’intervention du Président de la République lundi dernier à la télévision : Nicolas Sarkozy s’est fait l’avocat d’un retour à la normale après des semaines de folie médiatique, il n’a annoncé aucun remaniement immédiat, il s’est contenté d’expliquer les réformes qu’il entend mettre en œuvre d’ici la fin de son mandat « selon le calendrier prévu ».
Les raisons de cette attitude sont évidentes : Nicolas Sarkozy ne veut pas donner l’impression de céder à la pression des événements. De plus, personne (pas même lui) ne sait où s’arrêtera la vague des accusations qui mettent en cause Eric Woerth : prise illégale d’intérêt liée au cumul des fonctions de ministre du Budget et de trésorier de l’UMP, complaisances fiscales à l’égard de l’employeur de son épouse, financement illégal de la vie politique, chaque semaine a jusqu’ici apporté de nouveaux griefs. Si la moitié seulement de ces accusations se confirmaient, il faudrait remonter au scandale de Panama à la fin du siècle dernier pour trouver un mélange aussi détonnant d’argent et de politique. On comprend le calcul qui consiste à laisser la poussière retomber avant de réagir, en espérant que la torpeur estivale contribuera à amortir une partie de la polémique.
Sous cet apparent immobilisme, l’émission du 12 juillet témoigne néanmoins d’un changement d’époque et en tout cas d’une modification réelle du paysage politique.
Changement d’époque ? Peut-être. Cette interview estivale détonne singulièrement dans la lignée des allocutions « monarchiques » des présidents de la Vème République.
Elle en a encore toutes apparences : le président a choisi son interlocuteur, il a superbement ignoré des accusations qu’il estimait infondées, il a rappelé qu’il était jusqu’en 2012 le chef de la majorité et de l’exécutif, l’aiguilleur de toutes les initiatives parlementaires, en un mot le maître du calendrier.
Cet exercice d’autorité, voire d’autocratie, a néanmoins des allures de chant du cygne, parce que les propos du chef de l’Etat se sont brisés sur un mur d’indifférence.
Cela tient sans doute à ce que l’opinion a le sentiment que le chef de l’Etat ne joue pas le jeu et ne laisse pas toute leur place aux contre-pouvoirs qui équilibrent naturellement les prérogatives du Président de la Vème République.
Nicolas Sarkozy a raison de rappeler que les accusations contre Eric Woerth ne constituent pas des preuves. Mais il ne peut pas convaincre quand il les balaie d’un revers de main, en récusant toute investigation indépendante de la presse ou de la justice.
Il est étrange que la communication présidentielle ait donné une telle importance au rapport commandé à l’Inspection générale des finances : cela donne l’impression soit que le Président de la République ne sait pas ce qu’est l’Inspection des finances, soit qu’il essaie de faire prendre des vessies pour des lanternes.
En effet, quelles que soient les qualités de ce travail, il ne peut pas disculper Eric Woerth. D’abord parce qu’il ne porte que sur une partie des faits qui lui sont reprochés. Ensuite et surtout parce que l’Inspection des finances est, aux termes de ses statuts, placée sous l’autorité directe du ministre. Dans ces conditions, même si le sérieux des fonctionnaires de Bercy n’est pas en cause, faire appel à eux est à peu près aussi convaincant que si l’on confiait aux services d’inspection de BP le soin de trouver les responsables de la marée noire dans le Golfe du Mexique.
De véritables investigations judiciaires doivent être diligentées et le plus tôt sera le mieux. Le statu quo actuel ne fait que nourrir la suspicion non seulement contre les personnes mises en cause, mais contre l’organisation même de la justice.
Guerre des juges entre Isabelle Prévost-Deprez et le procureur Philippe Courroye (supposé proche de Nicolas Sarkozy), mise en cause de ce même procureur Philippe Courroye dans les « écoutes » publiées par la presse (qui révèlent que Mme Bettencourt connaissait avec trois semaines d’avance la décision qu’il allait prendre dans la procédure l’opposant à sa fille) : si les choses en restent là, tous les ingrédients sont réunis pour créer, en marge de l’affaire principale, un naufrage comparable à celui d’Outreau – l’institution judiciaire se fracassant cette fois-ci non pas contre l’innocence des prévenus, mais contre son incapacité à traiter les affaires de financement politique.
Il est clair aussi que le chef de l’Etat ne convainc personne en tentant de jeter le discrédit sur certains médias.
Le Gouvernement ne peut pas se plaindre d’être maltraité par la presse : le Président de la République vient de se redonner le pouvoir de nommer le chef de la télévision publique, le premier actionnaire de TF1 est parrain de son fils, il bénéficie du soutien inconditionnel du Figaro et d’autres grands organes de presse. Tout cela peut être regardé comme légitime, mais interdit au Gouvernement de se poser en victime. Pour donner une idée du ton de certains journaux, l’un des principaux éditorialistes des Echos a pu écrire en toute bonne foi à propos d’Eric Woerth : « le financement de la vie politique est aujourd’hui si encadré, surveillé, contrôlé, sanctionné, qu’il ne laisse place à aucune dérive » – ce qui est à peu près aussi intelligent que de dire que le code de la route est tellement précis que les automobilistes ne peuvent commettre aucune infraction.
Dans ces conditions, quand Mediapart et d’autres journaux rapportent les accusations de la comptable de Mme Bettencourt contre Eric Woerth, ils font leur travail de journaux d’opposition – bien isolés dans le paysage médiatique – et ils le font en prenant toutes leurs responsabilités. Crier au fascisme ou au trotskisme ne changera rien : ce sont les faits qui leur donneront tort ou raison.
Car l’on peut penser ce que l’on veut des accusations de Mediapart, mais elles appellent une réponse au fond. Sur un sujet aussi grave, le pouvoir ne peut pas continuer à demander des réactions purement « claniques », comme si toute la gauche devait faire bloc avec les accusateurs, pendant que toute la droite se porterait garante a priori de l’honnêteté des ministres.
Citoyens d’une démocratie moderne, les Français entendent se faire une idée par eux-mêmes. Le refus d’accepter la voix indépendante de la presse ou de la justice finit ainsi par rendre inaudible la parole présidentielle. En tentant de les ignorer, le chef de l’Etat fait même peser sur les institutions de la Vème République un poids qu’elles ne peuvent pas durablement porter.
C’est en ce sens que la période dans laquelle nous entrons marque aussi une modification de la donne politique.
Nicolas Sarkozy est en train de passer du statut de candidat incontournable à celui de principal handicap de la droite pour les élections de 2012. Son refus de procéder au moindre ajustement ne fait qu’accentuer cette mutation.
L’action de la majorité va évidemment s’en trouver ralentie, car les attaques contre Eric Woerth ne cesseront pas.
Le Gouvernement va aussi être fragilisé. D’abord parce qu’un « remaniement différé » n’a pas de sens : dès lors que le Gouvernement n’a que trois mois de vie, les ministres et leurs conseillers vont être principalement occupés à se trouver un nouvel emploi. Ensuite et surtout parce qu’on essaie de faire jouer à la solidarité gouvernementale un rôle qui ne peut pas être le sien : la solidarité gouvernementale est en effet une discipline collective que les membres du Gouvernement s’appliquent pour mener une politique cohérente, elle ne peut pas être utilisée pour les amener à se porter caution morale les uns des autres.
Le malaise de certains ministres est d’ailleurs palpable : sans remettre en cause la présomption d’innocence à laquelle Eric Woerth a droit, ils ne sentent pas qualifiés pour juger la réalité des faits qui lui sont reprochés. Et quels que soient les éléments de langage qu’on leur mettra entre les mains, ils ont à peu près autant envie de qualifier Mediapart de journal fasciste que de défendre la candidature de Jean Sarkozy à la tête de l’EPAD !
Pour la même raison, les élus de la majorité supporteront de plus en plus difficilement d’être sans cesse pris à parti à propos des affaires. Ils seront donc de plus en plus soucieux de marquer leur indépendance ou leur liberté de penser vis-à-vis d’un exécutif qui, tant qu’il n’aura pas clairement accepté des investigations indépendantes, vivra sous le coup du soupçon.
En d’autres termes, Nicolas Sarkozy sait déjà que la situation actuelle n’est pas stable. L’immobilisme auquel il s’est forcé dans cette intervention du 12 juillet est paradoxalement la preuve que nous sommes entrés dans une phase de changement accéléré : comme le pilote qui dérape sur une plaque de verglas, le président de la République sait qu’il n’a le droit ni de freiner, ni de bouger son volant. Mais il ignore encore où il atterrira.
Vincent Naon