Abîmes

Publié le 15 juillet 2010 par Zegatt

« Quel que soit mon chemin, il décrira une courbe qui inclinera vers le centre. Toute voie droite blesse et déchire. Elle va contre la volonté du monde. »

– David Herbert Lawrence, Matinées mexicaines

-  ABIMES  -


Traces effacées sur les dunes, je persiste à avancer sous un soleil de plomb, glissant dans le sable mes pas ralentis. Par tous ses pores mon corps s’approprie la chaleur ambiante, la sueur ruisselant le long de ma nuque provoque un léger tressaillement.

L’immensité cristalline couvre l’horizon, tout juste ponctuée par d’éparses courbes sablonneuses. Je suis les dénivelés, laissant l’errance façonnée par les vents s’emparer de moi, m’imposer sa propre direction et me conduire selon ce que les déluges du temps ont construit.

Pentes inclinées, douce descente entre les grains cuivrés du désert qui caressent ma peau. L’astre culmine à son zénith, asphyxiant le sol à force de le frapper de ses rayons.

Je souffle, j’aspire un air raréfié et lourd. Mes chairs s’évaporent, seules réminiscences d’une moiteur défaillante. Et autour de moi les arceaux des sables qui persistent en des lignes inutiles. Tels le tracé infini d’un chemin oublié, et moi qui les suis, ma volonté incapable de se tourner vers d’autres directions, mes sens trop exténués par les distances, mon âme prisonnière de la fièvre.

Descente, encore descente : le gouffre des dunes m’avale, il se referme lentement sur moi, sans cependant offrir l’intervalle d’une ombre, sans varier de son uniformité claire. Le miroir solaire à mes pieds ondule sans répit laissant à ma seule marche silencieuse le soin de casser l’harmonie de son tracé.

Un vallon se détache finement de l’ensemble, prisonnier de roches qui, si elles ont été affaiblies par les vents, ont refusé de se soumettre à leurs lois. Je m’y engouffre, suivi dans ma dérive par la course de l’astre.

Seul le frottement de mes pas anime le silence. L’ocre obscur des façades de pierre entrecoupe à peine la surface claire et renvoie un faible écho de mon avancée. Les flammes des cieux ne désemplissent pas et immergent les lieux sous un martèlement enivrant.

Mes sens mes nerfs mes pas se confondent et se perdent.

La ligne, droite, continue pourtant et m’enfonce avec elle plus loin, toujours plus loin.

Un léger balancement me prend, mes yeux se troublent et les palpitations de mon cœur remontent mes veines. Le soleil a pris le pas sur ma raison et l’air que j’aspire, mêlé des gouttes salées de ma sueur, se fait plus torride que celui qu’exaltent mes poumons. Le monde change de dimension et ses contours se font incertains, tout au plus est-ce que je distingue encore le sol et le ciel, incapable de savoir si l’amas poussiéreux que je foule monte ou descends, incapable de savoir où commence l’ocre obscur et où s’arrête le sable clair.

Le dédale se fait sinueux, les couleurs ondulent avec le sentier et jouent avec les rares ombres. Et toujours le globe de feu au-dessus, qui refuse de rendre les cieux à leur noirceur ponctuée de gouttes stellaires, et qui achève de ses rayons mes derniers raisonnements.

L’ordre unitaire, martelé, se fait obsessif : marcher, marcher encore, traîner lentement dans le sable mes pas épuisés, laisser la marque éphémère de mon errance et continuer vers un but inconnu et invisible.

Et pourtant le chemin lointain fini par creuser le sol et m’enfonce dans celui-ci. Le magma rocheux se transforme en muraille et enserre les grains clairs du sable. La délivrance n’est pas soudaine mais bien diluée, dispersée, disséminée tandis que se dissipe un rayon, puis un autre. Mais ce n’est que lorsque le sol a pris la couleur de la roche que je réalise que je l’ai atteinte : l’ombre. Mes lèvres tremblent, et mon corps est agité de frémissements. Enfin l’opacité salvatrice, enfin l’air allégé, enfin les degrés tombés, enfin un retour à la vie.

Il me faut m’arrêter, haleter, recracher cet air désertique et expurger mes poumons de la fièvre céleste. La nature semble avoir suivi le même raisonnement, et une humidité diffuse est juste décelable, s’insinuant dans ce monde d’escarpements et de sables. Mais la route n’est pas achevée, et il me faut reprendre la marche.

Plus calme malgré l’épuisement, je poursuis la ligne incurvée formée par les remparts ocres. Je glisse mes mains le long de la paroi, m’accrochant à ce corps de pierre lisse sorti de la terre, effleurant les aplats de la roche pour suivre son sillon et plonger dans ses abîmes. La route se poursuit et une tiédeur doucereuse s’installe, baignant mon corps encore enfiévré.

Ruissellement.

La sensation m’interpelle et, l’espace de quelques secondes, l’improbabilité d’une source dans de pareilles profondeurs entourées de dunes désertiques et oubliées des hommes me laisse incertain. L’obsession change : elle se fait fantasmatique, elle se fait vie.

Mes pas se précipitent, ils me poussent vers cette humidité disparue depuis trop longtemps. La précipitation de mon cœur me fait perdre tout sens des réalités, les pores de ma peau appellent ce ressourcement, je fulmine à présent comme l’astre un peu plus tôt.

C’est à genoux que je tombe devant les quelques filets bleutés émergeant de la pierre et s’épanchant dans le sol. Je viens recueillir une première gorgée du liquide oublié, abreuver mes sens et mon âme. Mes bras s’appuient contre la moiteur de la roche. Je pose mes lèvres contre l’écoulement et je m’y désaltère, encore et toujours, sans jamais vouloir cesser.

*

Entre ses jambes, je sens son excitation qui persiste, ses frémissements qui amplifient.

La source de son sexe ne tarit pas. Je m’y abreuve. Incapable d’étancher ma soif. Trop avide des trésors salés de son corps.

L. T. 21/05/10-14/07/10