Canicule

Publié le 14 juillet 2010 par Corboland78

   Juillet 1983, je suis devant ma machine à écrire. Accablé par la chaleur suffocante de ce mois de juillet, je tente désespérément d’écrire ce fabuleux roman qui me propulsera devant les caméras de Bernard Pivot. En short, une paire de tongs aux pieds, un mouchoir autour de mon front empêche la sueur de couler dans mes yeux. On étouffe. J’ai fermé persiennes et fenêtres, le gros de la chaleur reste à la porte. La clarté tamisée est suffisante pour travailler. L’air est lourd, il est malaisé de respirer, le thermomètre semble bloqué sur les trente degrés. Mes bras luisent de transpiration, mes cuisses sont moites, je suis trempé.

De temps en temps je vais faire un tour dans la salle de bain pour me rafraîchir, puis un détour par la cuisine où j’avale avidement  de grands verres d’eau glacée. Un truc à attraper la chiasse, tant pis ! Tout mon corps réclame de l’eau. Je fais la navette entre ma machine à écrire et le lavabo, me traînant de l’un à l’autre.

Je branche la radio, en sourdine, car par cette chaleur j’ai l’impression que ma tête va exploser. L’animateur de la station FM, assommé par la canicule lui aussi, passe de la musique douce. Cool ! Les mecs ! T’as raison mon pote, nous casse pas les oreilles.

J’allume une Camel, la cigarette me laisse un goût infâme dans la gorge. Je l’écrase aussitôt dans le cendrier presque plein. Mon roman n’avance pas, déjà trois fois que je remanie le même passage. J’ai l’esprit brouillé.

Et s’il n’y avait que la canicule, mais nous sommes le treize juillet, demain c’est la fête nationale. Ce soir, les bals de quartier vont faire transpirer un peu plus les midinettes et les buvettes vont énerver leurs cavaliers. Pour l’instant ce sont les gamins qui commencent à commémorer l’anniversaire de la révolution française. Les pétards claquent sous mes fenêtres, couvrant les piaillements des enfants. Quelle plaie ces fêtes populaires. J’ai horreur des réjouissances qui tombent à date fixe, Noël, Jour de l’an etc.… Ces jours là il faut s’amuser impérativement, sinon on passe pour un mauvais coucheur, un empêcheur de danser en rond.

Malgré les fenêtres closes, les explosions me vrillent les tempes. Je les tuerai ces gosses !

« Pan ! » Un dernier pétard, puis le calme. Pendant de longues minutes, un silence pesant s’installe dans le quartier. Bienvenu mon gars ! Et surtout ne bouge plus d’où tu es.

La trêve n’aura pas duré, la pétarade a cessé, remplacée par les cris et les pleurs. Une voiture de police, toutes sirènes hurlantes surgit et se gare un peu plus loin.

De ma place, devant ma machine, je ne vois rien, pourtant je sens une agitation inhabituelle dans l’immeuble. Des cavalcades dans les escaliers, des volets qui s’ouvrent, des gens qui crient.

D’autres sirènes s’approchent, police et ambulance mêlées. Ca discute ferme dans la rue, on s’énerve. Cris divers, coups de sifflets, il a du se passer quelque chose.

Putain, et mon roman ! Ils s’en foutent eux. Je me lève lentement et vais à la fenêtre, à travers les persiennes j’aperçois une petite foule qui croît de seconde en seconde, contenue par un maigre cordon policier. Les gens s’agglutinent autour de deux hommes en blanc, accroupis près d’une forme allongée dans le caniveau.

Qu’est-ce qui se passe ? J’ouvre la fenêtre et les persiennes, une bouffée de chaleur me saute au visage. D’où je suis placé, je perçois mieux la situation. La police a barré la route à ses deux extrémités. A une trentaine de mètres en diagonale de mes fenêtres, des ambulanciers déposent un corps, pas bien grand, sur un brancard avant de l’embarquer dans leur fourgon. La voiture démarre en trombe, gyrophare en action.

La police reste sur les lieux, inscrivant à la craie, de mystérieuses marques sur le trottoir après avoir fait un relevé typographique au moyen d’un décamètre. Les chemises bleues, plus foncées sous les bras et dans le dos, accusent la sueur. Un flic retire son képi et s’éponge le front avec son mouchoir tout fripé.

La foule, lentement se délite et chacun regagne son logis, dans un des bâtiments de la cité. J’écoute les conversations des gens qui passent sous mes fenêtres.

-   Un gamin de dix ans, pas plus.

-   Une balle en pleine tête …

-   On ne sait pas qui a tiré, paraît que le gamin faisait trop de bruit avec ses pétards.

-   C’est pas une raison !… C’est toujours nous les arabes qui trinquons !

Oui et non.

Ici c’est l’arabe qui dérouille, là-bas le juif, plus loin l’antillais ou l’africain. C’est la minorité qui paie. Et qu’est-ce qu’elle paie ? Le mal de vivre de la majorité, qui forte de son bon droit « puisqu’on est la majorité », rejette sur les autres ses peurs et ses fantasmes.

Les « autres », sale tribu que ces oiseaux-là. Si tu en fais partie, tu es vite repéré, inscrit sur la liste noire. Si tu croises le gros Roger avec bobonne, les mômes et le chien, tu as intérêt à changer de trottoir. Rien que de te voir, ils sont choqués, tu offusques leur dignité. Remarque, ce n’est pas parce que tu es arabe. Pas seulement, disons. C’est parce que tu n’es pas comme eux, c’est tout. Sous le panneau « les autres », on trouve les étrangers (de couleur, comme on dit pudiquement), les jeunes, les homosexuels, les mecs en moto, les SDF, les chômeurs … j’arrête la liste. Tu as compris. Pour la majorité, c’est noir ou blanc (c’est le cas de le dire !), le gris n’existe pas, ça compliquerait trop les choses et ce qui est compliqué est louche. Sachant que ce qui est louche est dangereux, évidemment on a peur de ce qui est dangereux.

Résultat, la majorité a peur des « autres ».

Trêve de jacasseries inutiles, tout cela c’est de la parlotte, le concret c’est qu’il y a un cadavre sous ma fenêtre. Un gosse de la tribu des « autres », flingué par un taré du genre bacchantes-pastis. Vu la configuration des lieux, le tireur habite mon immeuble. Mon escalier ou bien l’un des deux suivants. Huit étages, deux appartements donnant de ce côté, faites le calcul du nombre de suspects.

En bas, dans la rue, les voitures de presse ont remplacé les ambulances. Entre les flics et les journaleux, ça va être la valse des questions.

Je referme persiennes et croisées. Le thermomètre en a profité pour grimper de quatre ou cinq degrés, c’est l’étuve, tranquille et gluante. Mon manuscrit repose près de la machine à écrire, profitant de son exemple, je vais m’étendre sur mon lit tiède.

   Plus loin, dans le même bâtiment.

-   Chéri ! C’est moi !

Une femme entre deux âges rentre chez elle. Un sac à main et un cabas à provisions lui encombrent les bras, du pied elle repousse la porte qui claque et raisonne dans la cage d’escalier.

-   Tu pourrais venir m’aider, je suis chargée. Avec cette chaleur, je suis crevée, j’ai fais vingt minutes de queue à la caisse du SUMA. Des portos ou je ne sais quoi, qui s’engueulaient avec la fille à la caisse. Pffff … ! Tu m’entends ?

La femme se dirige vers la cuisine et pose sur la table ses sacs et ses clés. Elle s’assoit et retire ses chaussures fatiguées.

-   J’ai pris l’ascenseur avec la mère Mathoux, il paraît qu’un môme s’est fait tué tantôt. T’es au courant  ….? Un marocain, il paraît. Lucien, tu m’écoutes ?

Elle se lève péniblement.

-   Où t’es Lulu ?

Ses pieds nus laissent des empreintes humides sur le dallage de la cuisine. Une bretelle de sa robe d’été a glissé sur son épaule.

-   Ben, Lulu ! Qu’est-ce t’as ?

Dans la chambre, un homme est étendu sur le lit. En pantalon de survêtement et maillot de corps gris de sueur séchée, il repose immobile sur le dos, fixant le plafond de ses yeux grands ouverts.

-   Lucien, parle-moi ! T’es malade ?

La femme s’affole, elle court vers son mari, prend sa tête dans ses bras, le secoue pour le réveiller. L’homme la regarde de son œil éteint, aucune expression ne se lit sur son visage. Il est là, prostré dans les bras de sa femme.

-   T’as pris chaud, c’est ça. T’es sorti, t’as pris un coup de soleil. Attends mon Lulu, je vais te soigner.

Elle s’éloigne vers la salle de bain et en revient avec un gant de toilette humide qu’elle passe sur le front de son homme.

-   Ca va mieux, hein ? Tu veux boire quelque chose, une bière bien fraîche ?

-   Non, merci …

-   T’as eu un coup de fatigue, c’est pas bien grave.

-   Non, ce n’est pas ça.

-   Mais si, t’as été pointer à l’ANPE ce tantôt, t’as pris le car en bas de la ZUP, où l’arrêt est en plein à découvert. Avec ce soleil de plomb, inutile de chercher plus loin.

-   Mais non Louise … j’ai fait une connerie …  

Lucien s’est redressé sur son lit, il tripote son gant de toilette, ne sachant qu’en faire.

-   T’as été jouer aux cartes au troquet et t’as perdu ! C’est malin ! C’est une belle connerie en effet. Pendant que je me décarcasse à l’usine pour ramener une paie minable, monsieur va au café dépenser mon argent !

-   Merde ! Merde ! Merde ! Tu vas la boucler cinq minutes et me laisser parler.

L’homme s’est levé maintenant et arpente la pièce à longues enjambées. Son ventre bedonnant ballote dans le pantalon de coton lâche. De sa grosse main calleuse, il ramène ses rares mèches de cheveux sur son front luisant de sueur.

-   C’est moi Louise, t’entends ! C’est moi !

-   Quoi, c’est toi … ?

-   Le gosse, c’est moi !

-   Hein ?

-   L’arabe, je l’ai flingué. J’en pouvais plus moi, ces petits cons, toute la journée, avec leurs pétards et cette putain de chaleur… Le matin déjà, je les avais prévenus, mais tu les connais… ils s’en foutent.

Louise s’est laissée tomber sur une chaise de la salle, hébétée, elle regarde son mari, incapable de réagir.

-   Je suis passé à l’agence pour l’emploi, ils avaient rien pour moi, comme d’habitude. Du coup, j’ai été boire une bière et je suis rentré.

Sur sa chaise, Louise pleure, sans bruit. De temps en temps, d’un revers de la main, elle essuie une larme mêlée de transpiration. Son Rimel a coulé et sans s’en rendre compte, elle s’en barbouille le visage. D’un coup elle a pris dix ans.

-   En rentrant, j’ai croisé le Jeannot en bas. Il m’a dit de monter prendre un verre. Par cette chaleur, ce n’était pas de refus, hein ?

Louise hoche la tête machinalement.

-   On a bu une mousse, p’t’être deux … on a causé … et puis je suis rentré. J’avais de plus en plus chaud, j’étais énervé par cette histoire d’ANPE.

Louise renifle un bon coup.

- Fallait t’étendre un moment, ça t’aurait calmé. Tu sais comment qu’t’es, tu t’énerves vite.

- Mais je me suis couché. Et voilà ces cons avec leurs pétards qui remettent ça. Je bouillais sur   mon matelas. Ca a bien duré une demi-heure leurs conneries de merde ! Et c’est là …

Lucien s’écroule en sanglots. Ils sont assis, côte à côte, autour de la table de la salle à manger. Leurs pleurs souillent la toile cirée.

-   Alors je me suis levé, j’ai pris mon fusil de chasse…

-   J’te l’avais bien dis que j’en voulais pas à la maison ! Personne ne m’écoute ici !

-   J’lai chargé n’importe comment… J’ne sais même pas ce que j’ai mis comme cartouche… J’ai été à la fenêtre et j’ai tiré dans le tas. J’voulais leur faire peur, c’est tout ! J’ai tiré au-dessus de leurs têtes, je sais plus…

-   Oh ! Mon dieu !

-   La détonation m’a réveillé. J’ai réalisé, j’ai lâché le fusil et j’ai refermé la fenêtre. Après, j’ai regardé dehors… et j’ai vu le gosse, écroulé dans le caniveau… j’me suis effondré sur notre lit … et c’est tout. T’es arrivée.  

   La soirée se radine, tranquille et fraîche comme on l’aime. Il est vingt heures, le Journal Télévisé commence, toutes les télés de la cité sont d’accord là-dessus, harmonie des programmes. Je me lève, ouvre les fenêtres. Un doux courant d’air ranime la maison. J’écoute les infos sur le poste du voisin, le son suffit, les images je les ai déjà vues d’autres fois : les attentats avec les vitres cassées et les victimes étendues sur le sol, les guerres avec les gamins Iraniens et les femmes en battle-dress en Israël, les grèves et leurs défilés leaders en tête et porte-voix, le Tour de France, arrivée au sprint et interview-scoop du malheureux vainqueur agonisant après l’effort…Tout ça, c’est du déjà vu. Il suffit de changer les noms propres de temps en temps. Sans se gourer bien entendu. Hinault et Deferre se sont rencontrés à

l’Elysée, Chirac gagne l’étape de montagne et arrive seul à l’Alpe d’Huez tout sourire, le CNPF qui compare l’ASALA à l’IRA demande à la CEE de prendre des mesures… Un puzzle en somme. Quand chaque pièce est à sa place, on a l’image.

Tout en écoutant d’une oreille distraite les nouvelles du jour, je prépare ma petite gamelle, salade de tomates-maïs et fromage (pour les fanas du texte précis !). Et attention, eau fraîche à

Volonté ! Je me demande ce qu’il peut bien bouffer l’autre. Le tireur masqué. Ca ne lui a peut-être pas coupé l’appétit, au contraire, va savoir.

-   Tiens, remplis mon assiette, cette partie de chasse à l’affût, ça m’a creusé.

-   Brigand ! va ! Toujours à plaisanter.

Je déconne, il doit être emmerdé ce salaud. Ne serait-ce que pour lui, il doit craindre pour ses plumes. Ca va lui travailler les boyaux et comme il fait chaud en plus, la châsse d’eau va fonctionner. Moi, je serais flic, je posterais un homme près des colonnes d’évacuation des eaux et au SUMA, au rayon papier-cul ! Dès qu’il y en a un qui tire trop sur la chaîne, ou qui revient du supermarché avec ses cinq cartouches de Trèfle double épaisseur, crac ! Je l’alpague ! Mais comme dirait ma boulangère, la police maintenant…

Bon, moi j’ai fini de clapper et je vais me fumer un clope, accoudé à la rambarde du balcon. Une soirée calme malgré la cacophonie des télés, les bruits de vaisselle qu’on range et dérange, les engueulades, les chiards qui braillent (et les aveugles qui chient), les portes qui claquent à cause des courants d’air. Tout irait bien, si une camionnette de police, stationnée dans la rue, n’était là pour nous rappeler le drame récent.

A mon tour j’allume le petit écran. Le film se termine, comme on s’y attendait les méchants sont punis et les bons récompensés.

     A quelques mètres de là, un homme en survêtement et maillot de corps, charge son fusil, minutieusement et pour la dernière fois, d’une seule cartouche …