13.07.10 - 08:57
Pour le journaliste français Edwy Plenel, la situation d'appauvrissement démocratique dans la justice et dans les médias qui s'est mise en place sous la présidence de Nicolas Sarkozy est très grave. Il dénonce.
Le président français Nicolas Sarkozy s'est expliqué à la télévision ce lundi. Interrogé par Bertrand Henne, le journaliste Edwy Plenel, fondateur de Médiapart, le site internet d'information qui a révélé l'affaire Bettencourt commente la situation actuelle en France : "Nous avons depuis un mois des questions fondamentales qui sont posées, et qui ne sont pas du tout éloignées des préoccupations quotidiennes des gens : c'est l'égalité devant la loi, l'égalité devant la justice, l'égalité devant l'impôt, le rapport entre la politique et l'argent. Dans ce cadre, non seulement on n'a pas de juge indépendant (le juge qui enquête n'est pas un juge mais un procureur, dépendant du pouvoir exécutif, lié à la présidence de la République actuelle) ; deuxièmement, on n'a même pas de commission d'enquête parlementaire (ça a été refusé à l'opposition) ; troisièmement, on est dans un pays où le président de la république peut, sur un simple claquement de doigt, décider comment il va répondre, choisir son heure, sa chaîne, son intervieweur, sa durée, sans conférence de presse, sans journaliste contradicteur ou un petit peu plus incisif. Et le jour même (tout cela est dans une ironie un peu sombre) où est confirmée la nomination par lui-même du patron de l'audiovisuel public : l'interview s'est d'ailleurs terminée de manière surréaliste où on a vu un président parler comme un DRH, un directeur du personnel ou un patron" qui explique son choix. "Sincèrement, tout ça nous ramène bien loin dans notre histoire et ce feuilleton met à l'épreuve la France dans son appauvrissement démocratique".
"On est chez monsieur Poutine"
Edwy Plenel estime que ce qui se passe en France est, par certains aspects, pire que la situation de l'Italie sous la présidence de Silvio Berlusconi : "En Italie, il y a encore des quotidiens indépendants d'investigation, d'enquête, qui sont en kiosque et qui dénoncent, enquêtent et montrent. Deuxièmement, en Italie, il y a toujours des juges indépendants. Récemment encore des ministres ont dû quitter le gouvernement sous le coup d'enquêtes, pour leurs liens avec la mafia". En France, "depuis un an après avoir annoncé la fin du juge d'instruction : ils n'ont pas osé prendre la décision mais que font-ils avec l'affaire Bettencourt ? L'affaire Bettencourt pose toutes sortes de questions : le blanchiment de la fraude fiscale, de l'évasion fiscale à très grande échelle, des problèmes de financements illégaux de partis politiques, des problèmes d'entraves à la justice. Aucun juge n'est nommé alors qu'il faudrait plusieurs juges indépendants pour tirer ça au clair dans le respect des droits de la défense, en enquêtant, en confrontant. Qui mène l'enquête ? Un seul homme, qui est le chef du parquet de Nanterre, qui est un procureur de la République dont les engagements auprès de l'actuel président de la république sont connus ; et il a été nommé procureur de la république de Nanterre contre l'avis du Conseil supérieur de la magistrature. Et ce procureur a annoncé lui-même hier dans Le Monde quelle jurisprudence il allait faire avec ses enquêtes préliminaires. On a fait pression sur un témoin qui s'est partiellement rétracté devant les policiers. Ce témoin, l'ancienne comptable très respectée des Bettencourt a, malgré la forte pression à laquelle elle a été soumise, totalement confirmé les 150 000 euros en liquide au moment de la campagne de 2007. Mais vous savez que cette dame est entendue alors qu'elle est simple témoin, qu'elle n'a théoriquement rien à se reprocher, en enquête préliminaire (c'est-à-dire sans son avocat) dans des conditions de pression : on a mis des cars de gendarmes devant son domicile en province, on l'a fait venir de nuit à Paris. Les personnes qui ne sont pas habituées à ça ne savent même pas leurs droits. La partie des procès-verbaux qui arrangeait la présidence et monsieur Sarkozy a été livrée, la fuite a été organisée directement par le secrétaire général de l'Elysée, qui recevait en fax les procès-verbaux et qui les envoyait à la presse. On est dans quel Etat, là ? On n'est plus chez Berlusconi, on est chez monsieur Poutine, si je peux me permettre".
"La peur du bouillonnement démocratique"
Après avoir été journaliste pendant de longues années au Monde, au cours desquelles il avait révélé certaines affaires, Edwy Plenel a fondé Médiapart, un journal numérique payant, entièrement financé par les internautes qui prennent des abonnements et par le soutien des lecteurs. Eric Woerth a critiqué ces informations, relayées par un site internet dans un but commercial et peut-être politique, selon lui. Edwy Plenel répond : "Il suffit d'aller sur le site pour voir que les journalistes de Médiapart, qui viennent de la presse existante, sont des professionnels, font un journalisme de qualité, de référence, approfondi et totalement dans les règles de la profession, sur ce support numérique. Alors, qu'est-ce qu'il y a sur ces attaques sur internet ? Pour moi il y a la peur du bouillonnement démocratique. Au fond, que se passe-t-il grâce au numérique ? Eh bien, un peu comme aux origines de la presse, il y a une presse nouvelle, il y a une presse moins dominée économiquement ou politiquement, et tout cela fait peur. Il y a aussi des attaques qui, depuis une semaine, sont lancées par la présidence de la république. Ils nous ont traités de fascistes, d'officine... C'est très grave, parce qu'encore une fois le journalisme n'est pas un métier simplement. C'est au cœur de la démocratie, c'est au cœur d'un droit des citoyens, le droit à l'information des citoyens. Je suis prêt à répondre, dans le cadre du droit de la presse, de tout ce que je fais, de tout ce que nous faisons. Mais parler de nos méthodes fascistes (et c'est pour cela que nous poursuivons en justice le chef du parti présidentiel, l'UMP, qui a employé cette formule), c'est très grave parce que s'est s'attaquer, à travers nous, à un pilier de la démocratie qui est le droit à l'information".
Le meilleur de la tradition du journalisme
Edwy Plenel pense que ce n'est pas tout à fait un hasard que ce soit un média internet qui sorte ce genre d'affaire aujourd'hui : "D'abord il y a réellement, dans la crise que vivent nos métiers, quelque chose qui se réinvente avec la presse en ligne. Nous avons toujours défini Médiapart comme un laboratoire de création ou de recherche ou un atelier de création. Donc je crois aussi que se réinvente non pas une nouveauté totale, mais la défense, dans la modernité, du meilleur de la tradition. C'est-à-dire un journalisme incisif, un journalisme audacieux, un journalisme qui 'porte la plume dans la plaie', comme disait Albert Londres : c'est notre travail, c'est notre rôle. Et donc dans la crise du métier, là où d'autres médias plus classiques subissent (et du coup sont un peu démoralisés), il y a une nouvelle vitalité. Par ailleurs, en France, au-delà de la crise que vivent nos métiers, il y a un problème spécifique, qui n'existerait pas à mon avis dans d'autres grandes démocraties, qui est vraiment la crise démocratique de l'information en France. La prise de pouvoir de Nicolas Sarkozy, avec son hyper-présidence, son coup d'Etat permanent, on pourrait dire, s'est accompagnée d'une normalisation. On le voit sur l'audiovisuel public : c'est quand même une régression stupéfiante, ce passage à la nomination par le président lui-même des patrons de l'audiovisuel".
A.L. avec B. Henne