Dans sa nouvelle, La plénitude de la vie ,Edith Wharton écrit que son héroïne n’a jamais connu avecpersonne un moment de bonheur comparable à celui éprouvé un soir dans l’église d’Orsanmichele, à Florence.
Ce passage m’a intriguée. Je connais Florence pour y être allée à plusieurs reprises, j’ai visité Orsanmichele, cette égliseconstruite d’abord pour être un marché de céréalesmais ce tabernacle du XIVe siècle ne m’avait pas mis dans cet état de quasi béatitudedécrit ici.
C’était une fin d’après-midi pluvieuse de la semaine de Pâques. Le vent a soudain dispersé les nuages et, lorsque nous sommes entrés dans l’église, les vitraux ont brillé comme des lampes flamboyant dans les ténèbres. …Dans l’obscurité chargée d’encens, les cierges scintillaient comme des lucioles…Nous nous sommes glissés sur un banc proche du tabernacle d’Orcagna.Curieusement, alors que je connaissais déjà Florence, je n’étais encore jamais entrée dans Orsanmichele. Et c’est dans cette lumière magique que j’ai vu pour la première fois les marches incrustées, les piliers cannelés, les bas-reliefs et le dais sculpté du merveilleux autel. Le marbre, usé et patiné par la subtile main du temps,prenait une indicible teinte rosée, évoquant de loin les colonnes couleur de miel du Parthénon, mais plus mystiques, plus complexes…la lumière du Moyen Âge, plus riche, plus solennelle, plus lourde de sens que l’éclat limpide du soleil de Grèce. Et assise là, baignée de cette lumière, absorbée dans la contemplation ravie de ce miracle de marbre dressé devant moi, aussi finement travaillé qu’un coffret d’ivoire enrichi de pierres précieuses et d’or terni, je me suis sentie emportée par un puissant courant dont la source semblait située à l’origine des choses.Les bosses médiévales du tabernacle d’Orcagna paraissaient se fondre sous mes yeux et retourner à leur forme primitive, dans cette apothéose de la Vierge. J’entendais les coups rythmiques des artisans dans les ateliers d’orfèvrerie et sur les murs des églises, les cris partisans des factions armées dans les rues, le grondement d’orgue des vers de Dante, le craquement du bûcher autour d’Arnaud de Brescia,le pépiement des hirondelles auxquelles prêchait saint François, le rire des dames écoutant dans les collines les malices du Décaméron, à l’écart d’une Florence frappée par la peste…J’entendais tout cela et bien plus encore, se joignant dans un étrange unisson à des voix plus anciennes, plus lointaines, tendres ou ardentes, mais fondues en une harmonie si inquiétante qu’elle me faisait penser à un chœurqu’auraient entonné les étoiles juste avant l’aurore. Mon cœur battait à m’étouffer, les larmes me brûlaient les paupières, toute cette joie, tout ce mystère m’écrasaient. Andrea Orcagna (1308-1368) était peintre,sculpteur, orfèvre, mosaïste . Il anima le principal atelier florentin, après le décès des meilleurs élèves de Giotto emportés par la peste. Selon Vasari, il était la plus forte personnalité de Florence au milieu du XIVe siècle. Son œuvre majeure est ce tabernacle monumental qui sert à mettre en valeur le tableau de la Vierge et l'enfant, dernière œuvre du peintre Bernardo Daddi, 1348.