La semaine dernière, on apprenait que la « plus jeune bachelière » de France était d’origine camerounaise et, comme en attestaient les photos de l’heureuse lauréate, noire. Ce classique des résultats du bac n’a fait ni plus moins la une des médias que les autres années. Faisons maintenant un petit exercice spéculatif. Imaginons que la presse ait décidé au contraire de mettre cette réussite en exergue en titrant : « Une noire plus jeune bachelière de France ». Imaginons, en admettant que cela soit le cas, que Le Monde ou Libération publient des articles expliquant comment cette jeune fille est la première noire à occuper cette place symbolique, après de longues années où le titre revenait à un(e) jeune blanc(he), en raison des capacités supérieures des blancs. Quelles auraient été les réactions ? SOS Racisme, la LICRA, le MRAP, le CRAN, se seraient probablement (et à juste titre) répandus en communiqués dénonçant un climat malsain et raciste dans notre pays ; on aurait eu droit à de beaux débats avec Zemmour pour savoir s’il y a plus de noirs polytechniciens ou dealers ; Nicolas Sarkozy et Eric Woerth auraient pu un peu souffler dans leur tourmente médiatique. Mais ceci n’a pas eu lieu. En revanche, on a vu, ce vendredi, les rubriques sportives (et parfois les unes) des journaux trustées par une information bien curieuse : un athlète français, Christophe Lemaître, est devenu « le premier sprinter blanc à passer sous la barre des 10 secondes » au 100m. Le premier blanc. Cette expression a été reprise, sans que personne ne bronche, d’article en article, selon le processus moutonnier que l’on voit désormais systématiquement à l’œuvre dans la presse française. Nouvel Observateur, Le Point, Le Monde, Libération qui se paie même le luxe d’un titre-calembour sur le sujet … A la vérité, on sent parfois une petite gêne poindre. Le Monde parle d’un « singulier [ ?] record de France ». Metro va jusqu’à mettre « blanc » entre parenthèses dans son titre. Mais on ne verra pas beaucoup plus de questionnement sur le qualificatif.
Qu’est-ce qui pose problème ? Après tout, si effectivement tous les meilleurs sprinters sont noirs, si les Maghrébins ou les Africains de l’Est dominent réellement la course de fond, pourquoi faudrait-il le cacher ? Ce serait pour le coup de la pudeur mal placée, du politiquement correct qui finit, au bout du compte, par nourrir le racisme. Sauf que – on peut se demander quel est le statut scientifique de ces termes, « noir » et « blanc », qui ont fleuri dans les colonnes de presse. Est-ce une référence à une couleur de peau, à un pays, à un pays d’origine, à des populations ? A des données génétiques de ces populations, ou à leurs habitudes ? On pourrait admettre qu’à telle couleur de peau correspondent telles capacités physiques. Mais dans ce cas, un noir vaut-il un autre noir ? Tout noir a-t-il les mêmes potentialités sportives que tout autre « Africain », terme employé dans Le Point (on pourra expliquer à ce journal qu’il y a des Africains qui ne sont pas noirs …) ? Réciproquement, les « Blancs » existent-ils comme entité biologique ? Le Suédois moyen et l’Espagnol moyen sont-il complètement semblables en termes de taille et de corpulence moyennes ? Si on dit que les grands blancs (par exemple les Suédois) courent plus vite que les petits blancs, fera-t-on des échelles de valeur où l’on expliquera qu’un petit noir (ça doit bien exister) court potentiellement plus vite qu’un grand blanc, mais plus lentement qu’un grand noir ? On aurait pu dire aussi que Lemaître est le premier chevelu à passer le cap des 10 secondes, cap réservé jusque là aux cheveux courts et autres crânes rasés. Mais on insiste sur sa couleur de peau. On suppose donc que la couleur de peau est liée à des capacités physiques différentes, qui apparaitraient clairement dans le sport de haut niveau. Mention spéciale au Point, qui confie qu’à bien y réfléchir, un non-noir avait déjà réussit l’exploit … parce qu’il était métis, donc à moitié noir, donc à moitié-très-rapide !
Ces interrogations élémentaires n’apparaissent pas dans les grands quotidiens, à part dans 20 Minutes qui renvoie vers un article antérieur traitant de la question. Encore une fois, une interrogation biologique n’est pas scandaleuse en soi. Mais elle n’est sensée et utile que si elle prend en compte tous les paramètres. La première vérification à faire serait de contrôler si les échantillons de sprinteurs blancs et noirs sont effectivement représentatifs de leur population d’origine, et si ces populations entretiennent le même rapport à la pratique de l’athlétisme. On pourrait très bien imaginer que les « noirs » réussissent mieux pour des facteurs sociaux (moins bonne origine sociale, plus grand investissement dans le sport en conséquence, etc.). La deuxième vérification nécessaire, ensuite, serait de s’interroger sur la pertinence épistémologique des termes « noir » et « blanc », de chercher si les « blancs » ont autre chose en commun que leur couleur de peau, et si tous les êtres humains à peau blanche partagent des particularités structurelles expliquant les différences d’aptitudes (jambes plus longues, système cardiaque différent … exemples fictifs). Et encore faudrait-il s’assurer que ces différences ne sont pas dues à des cadres de vie et d’entraînement simplement différents (haute altitude et oxygène rare par exemple).
Tout ceci rend les catégories « noir » et « blanc » extrêmement douteuses. Et encore plus douteuses quand elles sont manipulées sans précaution, et sous le régime de l’évidence tranquille. On ouvre ainsi la porte à toutes sortes de dérives. Comment s’insurger sur les commentaires de Zemmour sur la délinquance noire quand on titre par ailleurs sur la surcapacité physique des même individus, désignés comme une globalité (probablement fictive) ? Ce qui est réellement étonnant, c’est que ce qui choquerait d’habitude les consciences humanistes soit ici passé comme une lettre à la poste. La raison en est à mon sens double. D’abord, on présente dans cette situation particulière « le Noir » comme supérieur au « Blanc ». On n’entre donc pas dans le cadre de la principale forme de racisme identifiée par l’opinion, celle qui postule l’infériorité des noirs. Au contraire, ils sont donnés comme fondamentalement supérieurs dans ce domaine. Ensuite, l’histoire a lieu dans le domaine de l’athlétisme, sport extrême qui confine à l’anormal (avec des performances physiques proprement inenvisageables par le commun des mortels), et efface donc les normes habituelles, dont celle de bienséance et de politiquement correct dans le langage. Dans le culte de la puissance physique, les stéréotypes raciaux, si ce n’est racistes, resurgissent par le biais d’une sorte de biologie naïve qui n’a rien à envier aux vieux clichés coloniaux. Les Noirs sont plus grands, plus forts et courent plus vite. Mais peut-être que quelques audacieux Blancs peuvent compenser par leur intelligence de course et d’entraînement …
Comment la même presse peut-elle convoquer les généticiens pour clamer que « les races n’existent pas », quand Le Pen tente une provocation, et sous-entendre ensuite sans broncher qu’il existe des groupes aux capacités physiques différentes au sein de l’humanité – « constat » qui fait partie des fondements classiques des pensées racistes ? De deux choses l’une. Ou bien on peut justement classer les humains selon des capacités stables et propres à des populations données – et dans ce cas il existe bien quelque chose qui ressemble à des « races », et il est inutile de le nier – ou bien de telles classifications ne sont que l’effet d’une paresse (et peut-être d’une inculture scientifique) journalistique, qui nourrit sans s’en rendre compte la pensée raciale et raciste. Dans un cas comme dans l’autre, cet épisode jette un éclairage préoccupant sur le manque de recul critique d’une presse de plus en plus dirigée par des impératifs de scoop, d’insolite, et de reprise rapide de dépêches pour exister dans la course à l’information.
Romain Pigenel