Petite_Plume : poème "Cette clé que je n'ai pas su prendre..."

Par Illusionperdu @IllusionPerdu

Au fond, c'est vraiment dommage, que tout se soit passé aussi vite. J'aurais aimé découvrir plus de choses avec elle. Vivre plus longtemps en sa compagnie. La connaître beaucoup, beaucoup plus. J'avais tellement de choses à apprendre d'elle…

Elle, c'est Sophie, un joli petit bout de femme. Elle a vingt-huit ans. Son dicton, c'était «Les pieds sur Terre et la tête dans les nuages. » Une amoureuse de la nature, gourmande de vie et un sourire collé aux lèvres. Elle aurait été capable de vous soigner un dépressif, tant elle débordait de bonne humeur. Sophie… Pour moi, son nom reflétait à lui seul sa personnalité. Ce ton noble avec cette nuance de gaieté sur la fin, lui donnait un air jovialement sérieux. On peut trouver cela complètement insensé, je m'en moque. Sophie était unique, indispensable.

Ah ! Qu'il en a eu de la chance, Monsieur Jules ! Monsieur Jules, c'est son époux. En réalité, Jules, c'est son prénom, mais son nom, Frenstein, je ne sais pas pourquoi, il m'a toujours dérangé. Frenstein… Ça donne seulement envie de dire « A vos souhaits ! ». En fin de compte, Monsieur Jules, je ne le connais pas vraiment ; je ne l'ai vu que quelquefois, et n'ai jamais eu l'occasion de discuter avec lui. Et Sophie n'en parlait presque pas. Du moins pas gentiment.

Puisque nous en sommes aux présentations, parlons aussi de moi. Je m'appelle Antonin Ficault, j'ai dix-neuf ans. Mes parents, tous deux ouvriers, ont toujours détesté la littérature, appelant ça « du blabla ». On m'a donc contraint à des études scientifiques. Des années de souffrances mentales, à gober des règles inutiles et, par-dessus tout, compliquées. Mon seul rayon de Soleil, a été le cours de français de ces années lycée. Et mon professeur, on l'aura deviné, était Sophie. En cours, elle n'était plus qu'esprit, et nous transportait dans des contrées inconnues, et des époques lointaines. Zola, Voltaire, Hugo, Balzac, Maupassant et j'en passe, tous nous ont fait voyager, tous m'ont transformé. Les autres élèves disaient s'ennuyer pendant ce cours. Tous des greffés de calculatrice. Moi, j'y découvrais des idées philosophiques, des questions pertinentes. Je m'y trouvais aussi une nouvelle personnalité, une autre vision de la vie. Il faut croire que Sophie l'avait très vite remarqué : elle me faisait rester en fin d'heure, pour discuter des oeuvres étudiées et autres textes. Les élèves commençant à railler, nous nous étions échangées nos adresses et avions continué cette relation par lettre, ce qui nous avait rapprochés.

Les années étant passées et le lycée fini pour moi, nous avions gardé contact et étions devenus amis, pour ainsi dire. Cependant, je la vouvoyais toujours, me sentant un profond respect envers sa personne, bien qu'elle me conviait souvent à passer outre cette ancienne barrière de statut social. Je ne le pouvais. J'avais seulement réussi à l'appeler par son prénom, au bout de trois longues années. Sophie a toujours été une sorte de modèle, inconsciemment. Pour sa joie de vivre, pour son sourire réconfortant, son rire contagieux, ses réflexions qui m'ont bien souvent aidé, pour ses conseils concernant des livres à lire, pour m'avoir fait découvrir, aimé, puis écrire de la poésie, pour m'avoir appris nombre de choses, je me sentais reconnaissant, et presque redevable à son égard. Bien souvent, chez moi, je ressentais le besoin de la voir, de lui parler, à nouveau de l'entendre rire, de ce rire qui à chaque fois balayait mes soucis, mes angoisses absurdes et mes questions inutilement encombrantes. Dans ces moments de nostalgie -qui arrivaient presque tout le temps avant que je ne m'endorme, comme le veut la science- je fermais les yeux et m'imaginais auprès d'elle.

Dans ces rêves, je nous revoyais dans l'ancienne salle de français, en train de discuter. Là, je lui disais toutes sortes de choses ; lui racontais parfois des anecdotes sur ma classe, inventais sa réaction, sa réponse ; lui posais des questions auxquelles elle ne répondait pas : chose bien normale, puisque moi-même je n'en connaissais pas la réponse. Dans ce cas, je revenais à la vie réelle, et me disais que sans doute ces questions ne pouvaient avoir de réponse valable, et réalisais que si cette discussion avait réellement eu lieu, je serais passé pour un véritable idiot.

Lorsque je parlais –sans vraiment le vouloir- de cette relation à ma famille, je le regrettais amèrement, à chaque fois. Mon père s'en moquait royalement. Mais ma mère, elle, me disait amoureux de Sophie, tout comme mon frère, d'ailleurs. C'était encore lui le plus blessant. Etant de deux ans mon aîné, il se croyait supérieur, et m'assénait des phrases très rudes telles que « Ben voilà, t'es trop moche pour les filles de ton âge ; tu t'attaques aux vieilles maintenant ! ». J'avais horreur de ces réflexions : elles étaient fausses et non fondées. C' C'était tout simplement absurde. Sur le fait que j'étais « trop moche », car en réalité je n'avais tout simplement jamais cherché à sortir avec une fille de mon âge : elles sont toutes superficielles comme ce n'est pas permis, ne pensent qu'au maquillage, au shopping et à leur coupe de cheveux, et sont mentalement tout sauf matures. Et quant à Sophie, non, je n'étais pas le moins du monde amoureux d'elle. Comme je l'ai déjà écrit, j'éprouvais un profond respect envers elle et, je l'avoue, une petite touche de jalousie, à cause de sa détermination à nous instruire et de sa réussite professionnelle. Elle avait eu droit de faire le métier dont elle avait envie. Moi, à son opposé, j'allais devoir étudier les maths pendant encore des années, pour finalement passer ma vie à faire ce que j'avais toujours détesté.

Je disais donc que nous nous écrivions régulièrement. Et puis, subitement, je n'eus plus de nouvelles pendant deux semaines, trois semaines. Un mois était passé quand je reçus enfin une lettre. Mais ce n'était pas l'écriture de Sophie. Je découvris par la suite que cette lettre-ci venait de Jules –Monsieur Jules. Elle était assez brève mais claire : Sophie était morte. Oui, morte. Morte des suites d'une opération des reins qui avait mal tourné. Apparemment, elle avait expiré dans d'atroces souffrances, mais avait gardé la force d'écrire jusqu'à la fin. Le message de Jules disait, je cite : « Petit con, tout ça c'est de ta faute. J'aurai ta peau. Je t'aurai, comme tu l'as eue, elle… ». Je ne compris pas cette mise en garde, et passai toute la nuit à y réfléchir, tentant d'y trouver un sens, lorsque je n'étais pas noyé par les larmes. Que se passait-il ? Que signifiait ce « tout ça » ? Jules ne pouvait pas me mettre le décès de Sophie sur le dos. C'aurait été injuste. Et pourquoi cette expression, ce « comme tu l'as eue, elle » ? Incapable de ne pas m'y résoudre, j'allai le voir à leur domicile et fus, sans surprise, traité de tous les noms dès mon arrivée. Comment ? Moi, cette pourriture, j'osais encore venir le voir, lui, l'époux de ma maîtresse ? L'homme humilié, trahi et berné par un pauvre gamin, qui ne savait probablement pas ce qu'était ne serait-ce que l'amour d'une femme ? Il allait me massacrer, vermine que j'étais. Incapable de trouver un sens à toutes ces accusations, je ne pus que nier. Moi ? L'amant de Sophie ? Jamais ! Pourquoi prétendez-vous donc ça, monsieur Jules ? Ah, non, Frenstein, c'est vrai, désolé monsieur. Non, monsieur, je vous le jure. Non, monsieur, je ne dis pas que vous mentez, ni que vous êtes idiot, c'est seulement que vous faites erreur, monsieur. « Moi, je fais erreur, hein ? Et cette lettre alors, c'est une erreur aussi ? » Il me tendit une feuille jaunie, pliée en quatre et qui avait, cela se voyait, été nerveusement chiffonnée. Je l'ouvris et la lus :

« A toi, mon garçon.


Dieu, que j'ai mal ! Toi seul serais capable de me réconforter. Toi seul me connais assez pour savoir me rendre le sourire, même dans de tels moments. Je me sens partir, lentement, et je souffre : je ne souhaite cette douleur à personne, même pas à mon alcoolique de mari. Mais mon malheur s'efface un peu, quand je sens que tu penses à moi.


Mon cher, très cher garçon, j'ai un cadeau à te faire. Voilà des années que l'on se connaît, des années que nous sommes amis. Merci déjà pour cela. Ta compagnie m'a beaucoup apporté. Oh, surtout, ne prends pas ça mal : je ne t'ai jamais, jamais pris par intérêt. Je serais trop honteuse pour t'écrire cette lettre. Toutes ces années où l'on a appris à se connaître, à entretenir une telle relation. Toutes ces choses que l'on s'est dites. Et toutes celles, malheureusement, que l'on ne s'est pas dites… Comme je les regrette ! Ah, si seulement tu les savais, toutes ces choses ! Si seulement la vie avait été autre ! Quel gâchis, mais quel gâchis ! J'aurais aimé te voir une dernière fois pour te dire tout cela… M ais mes forces s'amenuisent, ma main devient lourde, et je ne parviens déjà plus à me relire. Ma dernière volonté, vis-à-vis de Jules, sera qu'il te remette cette lettre. Pour toi, mon dernier voeu est que tu la comprennes. Que tu comprennes mes derniers mots, comme tu m'as toujours comprise. Je tenais à t'offrir ce cadeau. Il m'est aussi cher que ma propre vie, aussi cher que notre relation. Ce cadeau est comme la prunelle de mes yeux, je te l'offre et souhaite que tu le gardes bien précieusement. Oh, non…je n'ai vraiment plus de forces, la fin sera courte. Ce cadeau si précieux, c'est cette clé que je te donne. Elle te fera, je l'espère, repenser à moi. Antonin, cette clé, rien que pour toi, est la clé de … »


« - Alors, elle vient de qui, l'erreur, hein ? De qui ?

- Je… je ne comprends pas, répondis-je, interloqué. Quelle clé ? Vous l'a-t-elle donnée, avant de… de mourir ?

- Mais non, nigaud, qu'elle me l'a pas donnée, puisque c'est toi qui l'as ! Les jeunes, vraiment, quels imbéciles, ma parole !

- Mais la clé de quoi m'a-t-elle offert ?

- Comment voudrais-tu que je le sache, moi ? Allez, fous le camp de chez moi : si je te revois encore une fois, t'es un homme mort, petit. T'inquiètes pas, ça ira plus vite que pour l'autre vache.

- Et qu'ai-je donc bien pu faire, pour mériter cette haine, Monsieur Frenstein ?

- Qu'est-ce que t'as fait ? Qu'est-ce que t'as fait ? vociférait-il, chancelant sous l'emprise de l'alcool et de la furie. Mais tu crois que tu peux me prendre ma femme, coucher avec et te pointer ici comme une fleur ? Tu te fous vraiment de moi on dirait, hein ?! Attends un peu, on va voir, qui c'est l'Homme, de nous deux. » Déjà, Jules remontait ses manches. Ses yeux étaient pleins de haine, une folie l'emportait. Sans demander mon reste, je pris la lettre et m'enfuis en courant.

Sous le choc, dépité, je rentrai chez moi, titubant sur la route. Certainement les voisins m'avaient pris pour un fou, ce jour-là. Indécis, je ne parlai plus à personne pendant une semaine. Vraiment, je ne comprenais plus rien. Jules me croyait l'amant de Sophie, et elle disait m'offrir une clé dont je n'avais même jamais vu la couleur. De quelle clé pouvait-elle bien parler ? Ah, si seulement elle avait encore été là, pour me guider ! Désolé, Sophie, mais je ne vous comprends pas. Je ne puis comprendre vos derniers mots, et je m'en veux ! Quel incapable je fais donc !

Mon frère, comme à son habitude, se moquait de moi, me traitait de pleurnicheur. Je me sentais si seul ! Un soir, ma mère vint me voir. Douce comme jamais, elle me demanda ce qui n'allait pas. Je lui montrai la lettre. Après l'avoir longuement lue, les yeux pleins d'une soudaine compassion, elle me dit :

« -Eh bien, tu devrais être fier, fils ! Pourquoi pleures-tu donc ?

- … Mon amie est morte en laissant un cadeau que je ne suis pas capable de retrouver, ou même de me remémorer ! Comment pourrais-je être heureux, dans une telle situation ?

- Mais enfin, fiston, cette clé, tu l'as ! Il est en toi, ce don de Madame Sophie !

- Mais Maman, de quelle clé parle-t-elle ? Je ne comprends vraiment rien aux femmes !

- Antonin, mon petit, ce cadeau, tu l'as, et tu l'auras toujours. Car cette clé jeune homme, cette clé que Sophie t'a offerte avant de mourir, c'est la plus belle au monde. Ne te l'avait-elle pas déjà donnée ? C'est de la clé de son coeur, qu'elle te fait cadeau ! »