Dans une décision pour le moins contestable, le Conseil constitutionnel valide la constitutionnalité des articles 9 et 9-1 de la loi “Besson” n° 2000-614 du 5 juillet 2000 en estimant que les différences de traitement dont font l’objet les gens du voyage sont fondées sur une différence objective de situation tenant à leur “mode de vie itinérant” et que leurs droits et libertés constitutionnels peuvent être limités compte tenu de la nécessité de sauvegarder de l’ordre public.
En l’espèce, le Conseil d’Etat avait renvoyé une QPC (CE, 28 mai 2010, M. Balta et M. Opra, n°337840 et 2010-13 QPC), transmise par une Cour administrative d’appel (la première QPC d’une CAA: voir CPDH 26 mars 2010), relative à l’atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit par les articles 9 et 9-1 de la loi n°2000-614 du 5 juillet 2000 relative à l’accueil et à l’habitat des gens du voyage dit “loi Besson”.
L’affaire avait pour origine une mise en demeure par le préfet de Seine-St-Denis le 29 décembre 2009 à MM Opra et Balta, qui appartiennent à la communauté roumaine d’une soixantaine de personnes vivant dans une douzaine de véhicules, d’évacuer l’impasse Bloch Praeger dans les 24 heures. Le TA de Montreuil avait rejeté leur requête en annulation. C’est devant la CA de Versailles que le 1er mars 2010, par mémoire distinct, les requérants ont posé la QPC.
Les dispositions contestées sont issues, en dernier lieu de la loi du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance qui a modifié le texte de 200, sur le fameux amendement du sénateur Hérisson (voir “Le nomade et le hérisson”, JCP A n° 19, 7 Mai 2007, act. 41, comm. Ph . Yolka). Ces deux lois sont venus compléter et élargir le dispositif législatif fixé par l’article 28 de la loi du 31 mai 1990 dit loi “Besson” (Louis).
Le caractère discriminatoire du régime de stationnement sur des aires d’accueil, de l’existence d’un carnet de circulation de la loi n° 69-3 du 3 janvier 1969 (descendant du carnet anthropométrique de la loi de 1912 voir CPDH 19 septembre 2008), des restrictions d’accès au droit de vote, aux droits sociaux ou à la scolarisation à l’encontre des gens du voyage français a été dénoncé aussi bien par la Halde (recommandations n° 2007-372 du 17 décembre 2007 - en PDF -, réitérée par délibération n° 2009-143 du 6 avril 2009 en PDF) que par le Comité européen des droits sociaux (Décision sur le bien-fondé du 19 octobre 2009 n° 51/2008 Centre européen des droits des Roms (CEDR) c. France).
Dans un rapport spécial, la Halde préconisait que les conditions de délivrance, de suivi et de contrôle du carnet de circulation soient redéfinies afin d’éliminer l’obligation de le faire viser tous les trois mois, de limiter les contrôles et que les peines encourues pour défaut de carnet ne soient plus des peines de prison mais uniquement des amendes contraventionnelles et de réformer l’article 10 de la loi de 1969 afin de garantir un accès non discriminatoire au droit de vote (Rapport spécial Halde - Délibération n° 2009-316 du 14 septembre 2009 - voir CPDH 23 octobre 2009).
Le Comité européen des Droits sociaux avait quant à lui constaté la violation du droit effectif au logement des gens du voyage entraînant leur exclusion sociale et une discrimination (création insuffisante d’aires d’accueil, mauvaises conditions de vie et dysfonctionnements des aires d’accueil, absence de possibilités d’accès à des logements permanents et violences injustifiées pratiquées lors des expulsions des aires d’accueil) en violation de la charte sociale européenne révisée (Décision sur le bien-fondé du 19 octobre 2009 n° 51/2008: CPDH 3 mars 2010. Voir aussi CEDS, déc. n°33-2006 et 39-2006, Centre européen des droits des Roms (CEDR) c. France ATD Quart-Monde et Fédération nationale travail avec les sans abris c. France, du 5 décembre 2007 et résolution Résolution CM/ResChS(2008)7 du comité des ministres).
Le rapporteur public, Jean-Philippe Thiellay, dans ses conclusions sur la décision de renvoi avait estimé les questions sérieuses en relevant notamment que “cette critique [des associations et de la CNCDH dans son rapport 2008 sur les gens du voyage] sur le caractère ethnique de la loi vaut non seulement sur les aspects répressifs mais également sur l’ensemble de la loi, y compris dans sa dimension accueil: si la loi a petit à petit renforcé les obligations qui pèsent sur les communes en termes d’accueil, c’est pour apporter une réponse particulière aux besoins de ces populations estimées à quelques centaines de milliers de personnes. Du reste, la France n’a fait que suivre les recommandations de diverses instances européennes et internationales (…). La doctrine a d’ores et déjà commenté cette “législation ethnique officieuse” (R. Rouquette, Dr. adm. 2007, n°12) revenant d’une certaine manière à la législation du XXè siècle (loi du 16 juillet 1912) qui imposait la détention du carnet anthropométrique. Au demeurant, comme le relève la HALDE dans une délibération du 17 décembre 2007 (…), la loi du 3 janvier 1969 (…) impose un titre de circulation à un groupe identifié par son mode de vie et ses traditions. Nous pensons que le Conseil constitutionnel pourrait utilement apporter son regard sur la possibilité pour le législateur de poursuivre dans cette voie. A la différence des lois sociales, destinées à bénéficier à certains types de populations, définies par exemple par référence à des critères sociaux, le champ d’application de la loi est clairement “ethnique”, ce que la Constitution semble [sic] interdire avec force. Sans doute, une réserve d’interprétation sur la notion d’habitat traditionnel, qui devrait être compris comme “habitat propre à certaines populations définies par leur origine“, permettrait d’en sortir sans mettre en bas les efforts du législateur pour que les communes puissent enfin apporter leur contribution à la réalisation de la liberté d’aller et venir des gens du voyage. (…) la contestation de la rupture d’égalité est encore plus nette, dans la mesure où elle vise la création de procédures exorbitantes du droit commun: pourquoi les gens du voyage pourraient-ils être évacués par la force d’un terrain, dans les 24 heures, alors que tout autre occupant du même terrain ne pourrait être évacué que sur une décision juridictionnelle puis demande de concours de la force publique par le propriétaire?” (concl. J-Ph. THIELLAY sur CE, 28 mai 2010 MM Opra et Balta : AJDA 2010, p.1379 ).
Ces constats laissent de marbre le Conseil constitutionnel.
S’agissant de l’atteinte au principe d’égalité, garanti notamment par les article 1er et 6 de la DDHC et 1er de la Constitution (cons. 4 et 5), le Conseil constitutionnel se contente de constater que les dispositions sur le livret de circulation et les aires d’accueil sont applicables aux personnes « dites gens du voyage… dont l’habitat traditionnel est constitué de résidences mobiles » et « n’ayant ni domicile ni résidence fixes de plus de six mois dans un État membre de l’Union européenne » ce qui les placent dans une situation différente et ce “quelles que soient leurs origines”. Quelle est cette différence de situation objective? Ces personnes ont un “habitat (…) constitué de résidences mobiles” et “ont choisi un mode de vie itinérant” ce qui les différencient de celles “qui vivent de manière sédentaire”…
Avec une telle conception, on pourrait imposer un régime de circulation différent aux personnes vivant dans des HLM par rapport à ceux vivant dans un quartier résidentiel ou une banlieue huppée.
Dès lors le Conseil estime que la législation est conforme au principe d’égalité en étant fondée sur “des critères objectifs et rationnels en rapport direct avec le but que s’est assigné le législateur en vue d’accueillir les gens du voyage dans des conditions compatibles avec l’ordre public et les droits des tiers” et qu’elle n’institue “aucune discrimination fondée sur une origine ethnique“ (cons. 6).
Quant à l’atteinte à la liberté d’aller et venir, la question des gens du voyage se résume à une conciliation entre respect des libertés et “sauvegarde de l’ordre public sans lequel l’exercice des libertés ne saurait être assuré“. Or cette conciliation n’apparaît pas “manifestement déséquilibrée“, au Conseil, compte tenu des conditions et garanties apportées par le législateur pour expulser les gens du voyage car l’évacuation forcée
- ne peut être mise en œuvre par le représentant de l’État qu’en cas de stationnement irrégulier de nature à porter une atteinte à la salubrité, à la sécurité ou à la tranquillité publiques ;
- ne peut être diligentée que sur demande du maire, du propriétaire ou du titulaire du droit d’usage du terrain ;
- ne peut survenir qu’après mise en demeure des occupants de quitter les lieux ;
- dans un délai qui ne peut être inférieur à 24 heures à compter de la notification de la mise en demeure pour évacuer spontanément les lieux occupés illégalement;
- cette procédure ne trouve à s’appliquer ni aux personnes propriétaires du terrain sur lequel elles stationnent, ni à celles qui disposent d’une autorisation d’occupation, ni à celles qui stationnent sur un terrain aménagé.
- elle peut être contestée par un recours suspensif devant le tribunal administratif (cons. 9).
Il faudra donc attendre qu’une affaire individuelle soit portée devant la Cour européenne des droits de l’homme pour que le caractère discriminatoire du statut des gens du voyage et les restrictions disproportionnée à la liberté inviduelle dont ils font l’objet, ainsi qu’au droit de vote et à l’accès à certains droits sociaux, soient sérieusement examinés.
Le carnet de circulation
Cons. constit. n° 2010-13 QPC du 09 juillet 2010 M. Balta et M. Opra
- “En France, les gens du voyage sont priés de circuler”, par Zineb Dryef | Rue89 | 26/01/2009 | 23H22