Médiapart

Publié le 12 juillet 2010 par Charlesf

Sans contre-pouvoirs, plus rien ne nous protègera de la racaille obscène qui nage dans le déni. Si l’indépendance de la presse est une priorité, Médiapart est devenu un symbole à défendre à tout prix.

Pour l’Elysée, Isabelle Prévost-Desprez, présidente la chambre financière du tribunal de grande instance de Nanterre et Claire Thibout, ex comptable de Liliane Bettancourt, sont elles aussi à abattre. La première a écrit un opus sur le sujet (*), les déclarations de la seconde sont loin de relever du  phantasme ou de l'imagination.

A lire : un article éclairant d’Antoine Perraud paru sur Mediapart le 11 juillet et intitulé « Les aboutissants de la contre-attaque élyséenne »

«Comparaison n'est pas raison; surtout maniée à mauvais escient. Or dans l'affaire Bettencourt-Woerth-Sarkozy, les voltigeurs du verbe au service de l'Élysée établissent des parallèles, non pas pour clarifier mais en vue de circonvenir.

Les hommes politiques, prétendus stipendiés par l'ex-comptable Claire Thibout, sont-ils comparables à Dominique Baudis, accusé en 2003, par deux anciennes prostituées (Christelle Bourre dite «Patricia» et Florence Khelifi dite «Fanny»), de crimes sexuels imaginaires à Toulouse? Les visiteurs pour cause électorale de la maison Bettencourt, qui seraient rarement repartis les mains vides, sont-ils calomniés au même titre que le «réseau pédophile» victime des sornettes d'une égarée (Myriam Badaoui) à Outreau entre 2001 et 2005?

Avons-nous, de nouveau, affaire à une ardente égérie dénonciatrice, capable de susciter ce que l'universitaire américaine Elaine Showalter a baptisé l'«Hystoire»: ce grand concours d'agitation de l'inconscient collectif à l'ère électronique, qui s'inscrit dans de précédents récits médiatiques, et balise, jusqu'au cliché, la révélation sidérante de turpitudes propres aux notables?

Claire Thibout n'a ni le profil psychologique, ni la désespérance sociale des Pythies de Toulouse ou d'Outreau, dont les oracles diffamatoires entraînèrent les emballements médiatiques et judiciaires de sinistre mémoire. De plus, Claire Thibout ne fut pas soumise à quelques conciliabules étouffants avec un juge (comme à Outreau) ou un gendarme (comme à Toulouse). Ceux-ci profitèrent des fragilités d'êtres déchus se rêvant reine d'un jour, pour siphonner leurs aveux au cours de séances en tête-à-tête. Un homme de loi buvait les paroles d'une délatrice ; celle-ci mesurait que c'est en mentant qu'on devient écoutée...

Claire Thibout n'a jamais été exposée à une telle économie libidinale de la confession: livrer, seul à seul, son philtre sans trouver aucun filtre. Au contraire, son avocat, Me Antoine Gillot, tout comme le journaliste de Mediapart, Fabrice Lhomme, n'ont cessé de lui rappeler les risques et les conséquences de ses déclarations, non pas recueillies en face à face mais toujours en présence d'un témoin. Nul vampirisme, donc, mais une médiation.

Surtout, les déclarations de Claire Thibout ne constituent pas l'alpha et l'oméga d'un scandale fantasmagorique, qui se déclinerait à partir et en fonction de cette pièce unique au dossier. Les allégations de l'ancienne comptable s'inscrivent dans une enquête politico-financière sérieuse menée par Mediapart, fondée sur des révélations vérifiées (les 30 millions d'euros restitués à Liliane Bettencourt au titre d'un curieux «bouclier», mais surtout un système d'évasion fiscale sous égide étatique, sur fond de conflit d'intérêts touchant la femme d'un ministre du Budget au service de la millardaire).

«Cantonner la justice dans un périmètre qui ne menacera plus les puissants»

Nous sommes donc loin des délires de l'affaire Alègre. Là, les accusatrices étaient aux mains des gendarmes et des magistrats, qui peaufinaient leurs propos calomniateurs. Un quotidien régional instrumentalisait leur parole pour détruire Dominique Baudis, en position de faiblesse malgré sa condition de président du CSA. La presse nationale, savamment enfumée, suivait lamentablement. Le moindre revirement de la partie dénonciatrice devenait un grain de sable dans la machine à broyer. C'était signe d'affranchissement.

Dans le scandale actuel, l'accusatrice se retrouve face à des policiers et à des magistrats qui veulent lui faire rendre gorge, pour disculper un président de la République et un ministre gênés par son témoignage. L'essentiel des moyens de communication, notamment audiovisuels, n'assaillent pas les suspects mais les protègent. Le moindre revirement de la partie dénonciatrice reflète donc la pression exercée sur elle de la part d'un pouvoir étatique ayant mobilisé les grands moyens. Ce n'est pas un signe d'affranchissement mais d'assujettissement. Voilà ce que n'a pas voulu comprendre Dominique Baudis, interrogé par Le Figaro de Serge Dassault sur l'affaire Bettencourt-Woerth-Sarkozy.

Cette propension du régime à tirer profit des graves dérives passées de la justice et des médias, pour dorénavant neutraliser l'une comme les autres, s'avère essentielle.

Isabelle Prévost-Desprez préside la chambre financière du tribunal de grande instance de Nanterre (Hauts-de-Seine). Là, elle se heurte au procureur Courroye, truchement zélé de la Chancellerie voire de l'Élysée, qui veille sur le suivi de l'affaire Bettencourt en dépit du bon droit. Écœurée par le monde judiciaire où l'on verse, selon l'expression d'un magistrat, dans la «torpeur de la soumission récompensée», Isabelle Prévost-Desprez vient de publier: Une juge à abattre (Fayard, 248 p., 16€), qui entend témoigner d'une défaite de la démocratie: «Le pouvoir de l'argent a fini par vaincre la justice.»

Elle revient sur la visite de Nicolas Sarkozy le 30 août 2007 à l'université du Medef, qui accueillait ainsi son premier chef de l'État en exercice. L'assistance exulta quand le président s'est égosillé: «À quoi sert-il d'expliquer à nos enfants que Vichy, la collaboration, c'est une page sombre de notre histoire, et de tolérer des contrôles fiscaux ou des enquêtes sur des dénonciations anonymes (... ) On ne peut continuer à mener aux entrepreneurs une guerre judiciaire sans merci.»

Isabelle Prévost-Desprez affirme: «Après un tel discours, même les juges d'instruction financiers les plus optimistes ne pouvaient que perdre leurs dernières illusions. La plus haute instance de l'État venait d'annoncer leur enterrement (...) Ne s'en remettre qu'à une supposée éthique des entreprises pour faire barrage aux dérives de l'argent n'était pas un pari naïf, c'était poser le principe de l'inégalité devant la loi pénale comme une évidence.»

L'auteure explique ensuite comment le pouvoir actuel, pour vouer aux gémonies la pénalisation du droit des affaires, pour envoyer aux oubliettes le juge d'instruction jugé trop fouineur, se servit de l'épouvantail d'Outreau; en tablant sur l'effet produit par la diffusion, en direct à la télévision, des auditions de la commission d'enquête parlementaire. Et elle conclut: «Ce trou noir de notre histoire judiciaire a été utilisé pour cantonner la justice dans un périmètre qui ne menacera plus les puissants. Les politiques et les décideurs économiques auront dès lors beau jeu de renvoyer les juges aux erreurs d'Outreau, pour se présenter eux-mêmes comme des victimes de l'institution judiciaire.» Ajoutons «ainsi que des victimes du journalisme», et nous y sommes !

«Quand le pouvoir de l'argent ne reconnaît plus aucune légitimité à la justice et entend se soustraire aux lois de la République, le contrat social est rompu», souligne Isabelle Prévost-Desprez dans son épilogue. Sous nos yeux, s'écrit cet additif : quand le pouvoir politique ne reconnaît plus aucune légitimité au journalisme et entend se soustraire aux lois de l'admonestation, le contrat moral est rompu.

Ainsi va la régression de cette culture de contre-pouvoir si fragile en France, que rêvent d'achever nos puissants qui s'érigent en victimes de l'affaire Bettencourt.»

(*) « Une juge à abattre »
Jacques Follorou, Isabelle Prévost-Desprez

Date de Parution : 19/05/2010

Collection : Documents
Prix public TTC : 16,00 €
Code ISBN / EAN : 9782213643168 / hachette : 3549011