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Feu à volonté (Arles 2)

Publié le 12 juillet 2010 par Marc Lenot

shoot-beauvoir-sartre.1278867139.JPGL’exposition dont tout le monde (et Le Monde) parle à Arles est celle de Clément Chéroux consacrée au tir photographique, passe-temps de fête foraine du début du XXème siècle, où l’analogie du tir au fusil et de la photographie est mise en évidence. L’attraction en est d’abord le stand de tir à l’entrée, où tout bon tireur atteignant le centre de la cible se verra remettre son portrait (pour voir le mien, aller du côté des ‘réseaux sociaux’), mais, au-delà de l’amusement, comme on pouvait s’y attendre, c’est une exposition qui interroge la pratique même de la photographie. La présence de Jean-Paul Sartre accompagnant Simone de Beauvoir au tir en 1929 (il a 24 ans, elle 21, et tous deux ont des yeux bien étranges) permet de gloser sur l’existentialisme de la photographie, l’accomplissement photographique étant ici intrinsèquement lié à l’autodestruction symbolique, au fait non pas tant de faire feu sur soi-même que de se trouver tiré alors qu’on tire. L’artiste israélien Omer Fast avait, dans un registre plus tragique, utilisé cette ambiguïté du mot ‘Shoot’, entre cinéma et extermination.

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La première partie de l’exposition est plutôt historique et documentaire : célébrités venues tirer (ici Man Ray tirant et son assistante-maîtresse Lee Miller serrant contre elle l’appareil photographique que Man Ray vient sans doute de lui confier; ont-ils rencontré Sartre et Beauvoir Porte d’Orléans ?) et, parmi les anonymes, un militaire allemand en 1944 ou des officiers italiens en 1940. Il y a aussi une série de photographies montrant la hollandaise Ria van Dijk tirant année après année depuis 1936 (aujourd’hui âgée de 90 ans, elle est, paraît-il passée tirer sur le stand à Arles, mais je n’ai pu en avoir la trace), vieillissant d’année en année, s’adaptant aux modes vestimentaires, entourée d’amis, de vieilles copines, puis de curieux venus la voir, constituant en fait au fil des ans une histoire sérielle qu’Erik Kessels a découverte et publiée (’In almost every picture#7′).

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Plusieurs artistes contemporains retravaillent le tir photographique. Jean-François Lecourt tire sur ses propres autoportraits avec une grande violence : impacts multiples, acharnement destructif sur la photo, impacts groupés sur son visage et son sexe, destruction de son appareil photo. De Niki de Saint-Phalle, est montré un petit film (Tir) où elle tire sur des poches de plâtre d’où s’échappe de la peinture, mais ‘Daddy’, son règlement de compte au fusil avec son père incestueux, n’est qu’évoqué ici.

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Emilie Pitoiset (dont les tirs étaient montrés au Palais de Tokyo il y a quelques mois) s’interroge davantage sur le geste photographique, sur la vérité et l’illusion qu’il induit. Rudolf Steiner réalise sans doute le travail le plus expérimental : sa balle perce un trou dans un sténopé, créant ainsi un objectif par lequel la lumière peut impressionner le film; le film lui-même étant aussi percé par la balle, l’empreinte lumineuse et celle de la balle se superposent, le trou du film se trouve à l’emplacement du canon du fusil. Dans ces photographies, les formes floutées, indistinctes pivotent autour du canon du
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fusil, point physique et lumineux à la fois, axe de la composition. Agnès Geoffray (dont la vocation d’artiste est due à la mort de ses parents écrasés par une sculpture de Chris Burden à la Biennale de Lyon) flirte avec sa propre mort en mirant le canon d’un fusil tenu à bout de bras.

On arrive enfin à une pièce d’où viennent les bruits de fusillade qui nous ont accompagnés pendant toute la visite. Cernés par quatre écrans, nous sommes la cible de tireurs en tout genre, au pistolet ou à l’arme automatique, soldats, gangsters ou cow-boys, tireurs couchés, debout ou en position, froids assassins ou tueurs compulsifs. Ce sampling de scènes frontales de tir, fait par Christian Marclay en 2007 (Crossfire)

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terrifie d’abord, et plusieurs spectateurs sortent aussitôt. Si on tient pendant les dix minutes, criblé de balles, le souffle coupé, assourdi (manque l’odeur de la poudre), on atteint en fait une sorte de nirvana post-mortem, de sérénité jouissive, de climax (Quel est le titre de ce film où, dans la scène finale, les trois gangsters gringos, s’échappant d’une banque au Mexique après leur hold-up, sont accueillis par les salves de centaines de soldats qui tirent à volonté ?). Marclay a réalisé là un montage remarquable qui parfois s’accélère et parfois se calme, respirant, scandé, rythmé, hallucinant, fascinant, nous tenant à sa merci.

C’est une exposition à la fois distrayante et profonde. J’aurais toutefois aimé qu’elle soit étendue du côté de la prise de photo automatique, quand le photographe n’intervient pas directement sur la prise de vue, ce qui ouvre des pistes de réflexion tout à fait congruentes. J’ai par exemple pensé à la photo de mariage de Jeff Guess, prise par un radar routier; mais ce n’est pas un tir, même si la police est aussi impliquée. On pourrait aussi élargir le propos sur les liens entre photographier et tirer, avec le fusil de Marey ou les cinémitrailleuses des bombardiers allemands.

Photos de l’auteur, excepté Geoffray et Marclay.


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