Voir l’invisible du temps – notes sur deux livres de Jacques
Ancet
La poésie de Jacques Ancet a la force et la beauté de
l’évidence, et elle est pourtant tout entière nourrie de références, comme tissée
de la parole des autres. C’est là un curieux paradoxe, dont témoignent, chacun
à leur manière, deux ouvrages récemment parus. Le premier, Puisqu’il est ce
silence / prose pour Henri Meschonnic1 (il faut
souligner la préposition), qui joue justement sur la proximité avec le titre Puisque
je suis ce buisson du poète disparu en avril 2009, semble emprunter tout à
la fois – mais sans emphase et sans effusion – au genre du tombeau, voire du
panégyrique (faire l’éloge du défunt, et plus encore bien sûr de l’œuvre qu’il
laisse) et à un certain lyrisme (dire le regret, l’absence au creux des jours,
le manque que cause celui qui n’est plus). Le deuxième, Les morceaux de
l’image2, plus modeste, est un
ensemble qui « accompagne l’œuvre de Colette Deblé »
(là aussi, soulignons le verbe dans le sous-titre).
Ce qui importe donc est de faire entendre, dans ces deux livres, dans les poèmes,
une certaine altérité : que ce soient les mots du disparu, ou, sous le
mode de l’interrogation (« Que dire de cette aura, vie et mort
mêlées ? / De cette icône ? »), les lavis de Colette Deblé.
A plusieurs reprises en effet, la prose de Puisqu’il est ce silence
accueille les vers d’Henri Meschonnic, dont la présence se signale par l’emploi
des slashs ; et le seul « je » de ce livre (rare, à côté de
l’impersonnel et omniprésent « on ») ne réfère pas à l’auteur-Jacques
Ancet ou à l’énonciateur du poème, mais bien au Je-Meschonnic, au Je des poèmes
de ce dernier. L’effet est à souligner : c’est comme si le défunt prenait,
çà et là, la parole (« C’est sa voix, elle n’a pas cessé. Elle
dit : la vie je cours. », p. 32). Cette voix, ainsi, est bien
plus qu’un simple renvoi au texte, qu’un jeu de référence ; elle est
l’expérience de l’autre dans le poème (et sans doute dans la vie même de
celui qui écrit) : à la fois ce qui reste du disparu (« On se dit
que c’est dans sa voix plus encore, parce qu’elle est là, toujours, quelque
part entre mémoire et jour gris », p. 30) et ce qui permet au vivant
de poursuivre le cours des jours (« On voudrait continuer. Parler dans
sa parole, rire dans son rire, se taire dans silence. », p. 53).
Reprenant à son compte la pensée meschonnicienne, le livre ne cesse de déployer
la dialectique visible / invisible, et, plus encore, vue / ouïe. D’où la
répétition, à l’entame de très nombreuses phrases, du « On voit »,
qui fait écho aux multiples occurrences de « la voix ». D’où
aussi l’usage, sur le plan syntaxique, du chiasme (« On voit ce qu’on
ne voit plus. On ne voit plus ce qu’on voit. », p. 18 ; « Il
était une voix perdue dans l’inconnu et l’inconnu perdu dans une voix. »,
p. 40) ou, quant à la logique du sens, de l’oxymore, et, plus généralement, du
paradoxe : « On se dit qu’il aurait aimé toute cette beauté du
jour […]. Celui du temps qui passe, qui fait du visible avec de
l’invisible. » (p. 8) ; « On voit ce qu’on ne voit pas
mais qui est là dans cette présence qu’on sent si proche. » (p. 10) ;
« il aurait fermé les yeux pour mieux voir les images se faire dans la
chambre d’échos » (p. 48) ; ou encore le passage de la p. 49. Le
poème de Jacques Ancet affirme ainsi que c’est par le langage que nous voyons,
par l’émission et l’écoute de la voix que le sens se fait, et que le monde
s’offre à nous. A la p. 10, on passe du « On voit » à « prononc[er]
son nom » pour finir sur : « On se dit que c’est le
monde ». Plus loin, un bloc de prose commence par « IL
DISAIT » et se clôt ainsi : « On y voyait mieux. »
(p. 17). Ce rapport (et l’interaction) entre ce qu’on voit et l’écoute-écriture
du poème, entre en somme le réel et le langage, est même thématisé en de
nombreux endroits du livre : « Au bout du regard il y a une
oreille. Ce qu’on voit on l’entend. […]La vision dans la voix, la pensée dans
la bouche, ou quoi ? » (p. 18) car la voix est « l’écoute
[…] de cet imperceptible qui est partout » (p. 24) et elle est aussi « ce
regard, pour ce qu’on ne voit pas et qui n’est là que le temps de le
dire » (p. 53).
La même interrogation de « l'énigme du visible » , de cette
« passion du regard » 3, est
au cœur du beau petit ensemble des Morceaux de l’image, avec sa phrase
lancinante : « Voir l’image est-ce vraiment la voir ? ».
Il n’y aura bien sûr pas de réponse définitive – mais la dialectique
(ou plutôt « le continu », pour parler comme Meschonnic)
voix-ouïe-visible-invisible (de ce que Jacques Ancet nomme ailleurs
« l’infinissable »4) qui se
dit encore, dans le livre-hommage à Henri Meschonnic, en une formule éclairante :
« On voit ce qu’on ne peut pas voir », c’est-à-dire « l’immobile
emportement, le sur place irréversible. » (p. 54).
L’oxymore le montre bien : la tâche du poème est de donner à voir ce qu’on
ne voyait pas, à savoir ce qu’on ne sait pas qu’on sait (on entend évidemment les
mots de Meschonnic dans de telles affirmations) – en bref : donner à voir
le temps. Cela, Jacques Ancet le dit (et le fait) en évoquant la singulière
expérience du présent que nous donne le poème : « le calendrier
aligne les dates : le passé et le futur y sont des chiffres immobiles. Le
présent, lui, est insaisissable. On l’a dans la bouche comme une illumination
soudaine. » (p. 21). C’est pourquoi le poète insiste à plusieurs reprises
(p. 23, p. 39, p. 55) sur « l’énumération infinie de [l’]interminable
instant » car, dit-il encore, « on n’en aurait jamais fini
d’énumérer les choses » et « tout ce qui s’appelle
vivre ». Mais le poème n’est pourtant pas une simple tentative
d’épuisement de « l’espace et du temps des corps » (p.
23) ; il ne donne pas à voir un présent univoque. Au contraire, c’est à un
présent tout hérissé de contradictions que nous avons à faire, pétri de mémoire
et porteur d’avenir (« Je suis le bousier du temps. Je pousse mes
millénaires devant moi, tous mes millénaires. », p. 41), un temps qui
aurait la propriété d’être à la fois comme nietzschéen (une ligne que le
présent viendrait briser : « juste là, au bord, sur le fil du
présent, il sourit, il vacille, il sourit », p. 23) et héraclitéen (« C’est
comme un bruit d’eau, un courant sous les mots. Qu’il dise critique, corps
arbre, rythme, poème, c’est le même mouvement toujours qui les emporte, le même
vent – air ou eau, c’est pareil. », p. 22 ; « le cours
impassible du fleuve », p. 41). Dans cette vision du temps, dans tout
ce que cela charrie de multiple (des voix, des choses, des vies, etc.), se lit
aussi, sans doute, une définition du poème.
Poème du recommencement perpétuel (marqué par les majuscules des premiers mots
des six sections de Puisqu’il est ce silence, pour créer, graphiquement
et rythmiquement, une perpétuelle relance ; et, dans Les morceaux de
l’image, par le jeu subtil des différences et répétitions – ajouts, retranchements
ou déplacements de mots, de syntagmes, reprises de phonèmes [« Souveraine,
servante, sainte en prière » par exemple] – qui
donnent à lire « la même, [et néanmoins] toujours une
autre » parole [p.43]) et non du ressassement. Poésie de ce qui n’en
finit pas de reprendre et de se poursuivre (cf. l’incipit de plusieurs blocs
avec « Il disait », et le « On » à l’entame
de très nombreuses phrases, qui accentuent les constantes reprises) et non de
la stagnation. Aussi ce beau livre de deuil qu’est Puisqu’il est ce silence
peut-il faire écho (à la p. 14) – mais dans un sens contraire – au « Tel
qu’en Lui-même enfin l’éternité le change » du tombeau mallarméen, en
affirmant que « sa parole » (celle qu’on entend dans les
livres d’Henri Meschonnic) « le recommence ».
par Yann Miralles
1 Puisqu’il est ce silence / prose
pour Henri Meschonnic, Lettres vives, Collection « Terre de
poésie », 2010.
2 Les morceaux de l’image, « ficelle », n°95,
Atelier Vincent Rougier, mars 2010.
3 C’est le titre d’un livre d’Antonio
Gamoneda, que Jacques Ancet a traduit chez Lettres Vives en2004.
4 C’est le titre d’un article portant justement
sur la poésie d’Henri Meschonnic, dans Henri Meschonnic, la pensée et le
poème, Editions In Press, 2005.
site de Jacques Ancet