La simulation totale reste cependant l'immersion, grâce à une connexion neuronale reliant l'homme et la machine. Les sensations n'ont plus besoin d'effecteurs : le rêve a, sur le plan émotionnel, les mêmes effets que l'état de veille. S'immerger, de façon consciente, dans une autre réalité, en activant des zones du cerveau revient à peu de choses près à consommer de la drogue ; les paradis artificiels sont également des substituts à la réalité, à la différence qu'on n'en contrôle pas réellement les effets. L'avocate de Nécroville recevant instantanément les analyses et les sentences du juge virtuel est bien consciente de cette analogie :
« Les données actives des murs fusionnèrent en nœuds serrés à la blancheur stellaire brûlante et s'élancèrent sur l'étroit pont noir. Leur flot traversa Yo-Yo tel un raz-de-marée igné. Nul plaisir terrestre ne pouvait être comparé à cette pénétration d'une micro seconde, au goût de l'omniscience savouré à l'instant où les logs légaux éjaculaient des Go d'arguments dans le système. « Si Yo-Yo était une piètre avocate, elle était une toxicomane hors pair. »
Cette connexion n'est pas sans danger : les virus peuvent à présent passer dans le cerveau, les expériences traumatisantes transformer l'utilisateur en légume, à moins que celui-ci ne se perde dans un espace virtuel d'où il ne revient jamais.
Jean-Marc Ligny, dans Inner City, distingue la Basse Réalité, le réel, et la Haute Réalité, celle du virtuel, plus une troisième catégorie, la Réalité Profonde, une sorte de no man's land, un abîme virtuel où disparaissent les Inners ayant craqué leur
Ce risque de confusion est cependant mineur. Dans la plupart des romans, la distinction est toujours bien établie entre le monde réel et l'univers virtuel.
Mais le fait de faire la distinction n'empêche pas les utilisateurs de préférer l'univers virtuel au point de ne pas vouloir réintégrer le réel, forcément plus plat et plus trivial. Déjà, dans Futur Intérieur,
Les contempteurs de la réalité virtuelle dénoncent cependant les ravages que peuvent provoquer une mauvaise utilisation des univers virtuels : perte de la communication réelle, enfermement dans des fantasmes, affadissement du réel. A se perdre dans le virtuel, on en vient à oublier que le concret n'a pas que des inconvénients. Dans Inner City, des protagonistes égarés dans la Basse Réalité redécouvrent les rugueuses sensations du réel et des plaisirs terrestres oubliés, notamment au contact de deux étonnantes grands-mères amatrices d'alcool et de hasch.
Pour Baudrillard, « l'absence des relations des gens par rapports aux autres, l'absence de soi par rapport à soi-même, la non-identité définitive des choses » aboutit à une perte de sens car les référents s'effacent. On ne sait plus quelle est la part de réalité derrière les images de synthèse. Baudrillard se défend d'avoir un jugement moral sur des faits de société mais s'insurge contre le mensonge fait à nous-mêmes, le fait que nous nous illusionnions et que nous remettions « en cause le principe de réalité ». Ce que Gibson caractérise d'hallucination consensuelle établit une hiérarchie entre les deux univers, qui se fait de plus en plus au détriment du réel. A cet égard, l'acte de foi de l'avocate de Nécroville est éclairant :
« Le réseau est un domaine. Un potentiel. Un état. Une hallucination. Une zone intermédiaire. Un défi lancé aux définitions spécieuses. Un article de foi. Un credo.
« Je crois en l'inviolabilité des mathématiques pures, appliquées et statistiques, créatrices et nourricières de toutes les connaissances, langage sacré par lequel les réalités de l'univers sont le plus justement exprimées. Je crois en la physique, la chimie, la biologie, la théorie quantique et la relativité générale, l'informatique et le chaos (bien qu'il me soit impossible de faire un choix entre l'indécidabilité de Gödel et les incertitudes d'Heisenberg). Je crois au Saint-Esprit de l'Information, aux journaux télévisés, à mes relevés de compte bancaire, à la musique de ma chaîne hi-fi, aux amis qui apparaissent sur l'écran digital de mon Idcom. Je crois en la résurrection nanotechnologique des corps et en la vie éternelle. Amen.
« J'y crois parce que j'ai la preuve que ça marche. Je n'ai nul besoin d'en comprendre les mécanismes. Je sais que c'est efficace. Les gris-gris de la science ont un sérieux avantage sur les autres. La piété et la foi ne sont pas nécessaires pour permettre d'atteindre le but recherché. Il suffit pour cela d'avoir de l'argent. Yahvé a fait tomber la manne avec la rosée du matin pour nourrir les enfants d'Israël, mais à cette exception près ce sont par les réseaux de virtuel-achat qu'on obtient du lait et du miel.
« Comme toute croyance, c'est un pur produit de l'esprit. Or, les esprits évoluent et, avec eux, les doctrines sur le mode de fonctionnement du monde. Les modèles changent. »
Mettre le réel et le virtuel sur le même plan donne plus de crédibilité à ce dernier. Il n'est pas si évanescent ni dénué de conséquences qu'on veut bien l'affirmer. Citant Nietzsche qui disait que les caméléons changent mais ne deviennent pas, Baudrillard affirme qu'un adepte du virtuel ne devient rien de plus quand il revêt plusieurs identités lors de ses connexions. C'est vrai et faux à la fois. Avancer masqué dans le but de tromper autrui sur sa nature ou s'amuser à devenir un autre un peu plus valorisant est une façon de se leurrer effectivement stérile, identique au mythomane qui cherche à impressionner son entourage par des mensonges. Mais revêtir pour un temps une autre personnalité, vivre des expériences qui demeurent virtuelles, n'est pas sans effet sur l'individu qui en sort changé. Un livre ou un film totalement imaginaire a bien un impact émotionnel, quand bien même on sait qu'on ne réagit qu'à une fiction. Une lecture peut transformer une vision du monde, avoir des résonances qui modifient un individu, dans sa façon de penser et d'être. On s'enrichit également de l'expérience des personnages fictifs. On en revient à la définition de la science-fiction, qui est une « exploration de la virtualité rationnelle » pour reprendre l'expression de Gérard Klein : puisqu'on « se perd en conjectures sur les conséquences à venir des univers virtuels, (…) faute d'expérience et de recul, c'est sans doute à la lecture des textes de Science-Fiction que l'on peut rencontrer les réflexions les plus avisées », écrit-il dans sa préface à L'Âge de diamant, de Neal Stephenson.
Jadis, on partait en quête de soi, de son identité, en voyageant. L'exploration était le moyen de se confronter au réel pour se connaître. À présent le voyage est virtuel, mais garde la même fonction. Sandy Torrès, sociologue, note qu'« indépendamment des formes qu'elle peut revêtir, la fiction autorise des concrétisations de notre "pouvoir-faire" », elle est un lieu où des mondes possibles peuvent être éprouvés. Les fictions, et le virtuel également « donnent corps à nos désirs aussi bien qu'à nos craintes et permettent ainsi de prendre la mesure de notre liberté et de nos possibilités d'action ».
Ceci est vrai quand on ne triche pas. Il est curieux de voir combien les travers de nos sociétés sont prompts à contaminer les toutes jeunes sociétés virtuelles. On aurait pu penser qu'elles seraient des méritocraties à part entière, où il est impossible d'occuper des situations enviables grâce à l'argent ou un réseau relationnel, ou encore par la grâce d'un héritage. Or, la civilisation d'Avalon, le film de Mamoru Oshii, où il est possible de gagner sa vie en jouant à des jeux en ligne, existe déjà. Non seulement il est possible de vendre aux enchères des pouvoirs, des armes ou des personnages puissants à ceux qui désirent entamer une partie sans perdre de temps à développer un personnage haut placé dans la hiérarchie d'un jeu en ligne, mais des sociétés chinoises emploient déjà, en les sous-payant, du personnel qui joue dix heures par jour pour faire face à la demande des joueurs fortunés. Curieux retournement de situation ! Qui aurait imaginé que des gens étaient prêts à payer des sommes bien réelles pour s'enrichir au Monopoly ? Claude Ecken