(Nouvelle en mini-feuilleton)
Résumé des épisodes précédents
Une épave mystérieuse vient d'échouer sur la plage. Le major, un officier taciturne, enquête auprès d'un écrivain retiré, témoin d'un étrange phénomène et détenteur d'un objet convoité.
12
« Comment va-t-il aujourd'hui ?
— Comme d'habitude. »
À chaque visite à la résidence des Pins, j'aurai désormais la même réponse. De temps en temps, je croiserai le docteur dans les couloirs et dans le parc où nous marchons un peu, le major et moi. « Il est loin de nous, il a toujours été loin de tout le monde. Seul l'uniforme pouvait le maintenir en contact avec la réalité. Après cet échec dans cette affaire d'épave, il s'est effondré » dit le docteur.
« Bonjour, major. Le journal. Vos cigarettes. Et si je vous prêtais un livre ? »
Le major ne répond pas souvent à mes questions. Difficile de capter son regard vague. Il m'arrive de ne plus savoir quoi lui dire. Pourtant, je continuerai de pousser la grille du parc, de franchir le seuil de la résidence des Pins. Par une absurde ironie du sort, le major occupe la chambre d'Alma Lorenz. Alma Lorenz a disparu. Un jeune officier est venu la chercher pour faire quelques pas dans le parc, voici cinq ou six ans. L'homme s'est présenté comme son petit-fils et personne ne s'est inquiété car l'uniforme inspire confiance. Le soir, plus personne... Je me suis bien gardé de dire ce que je croyais savoir. Je n'ai pas envie de passer pour un fou et de finir mes jours ici avec le major. Cette nuit, la mer gronde et le sommeil, je ne sais plus ce que c'est. Alors, je tiens mon journal. Un poème de temps à autres. Ce matin, je longerai le front de mer dans cette lumière d'été qui suffit à la gloire des amoureux. J'irai prendre un verre à la terrasse du bistro d'Ange Consagude où je saluerai la jeune fille qui s'occupe des churros. J'essaierai une fois de plus d'imaginer Alma Lorenz à sa place, Alma Lorenz dans sa pleine splendeur malgré l'huile et le gras, Alma Lorenz impatiente de finir sa journée pour aller rejoindre Ermenegildo sur la plage ou à l'hôtel Solymar. Peut-être réussirai-je un jour à écrire leur histoire. Mais comment ? À quel temps conjuguer ce qui ignore le temps ? Petite musique de la plage, étoffes, fanions, voiles, papiers, cerfs-volants, couleurs qui claquent en l'air dans l'écume...Pourquoi lutter contre tout cela, major ?
Votre erreur, c'était cet acharnement contre l'épave. Je vous revois toujours au volant de la jeep. Vos bidons d'essence, votre fureur. Seul. Sourd à mes appels. Vous me reprochiez de ne pas tout vous dire, mais que dire à qui ne veut rien entendre ? La vendeuse de churros, en face de moi... Même elle, saurait écouter cette histoire, un des souvenirs enchantés qu'Alma Lorenz m'a raconté une fois, sur la plage : Alma est toujours fauchée. En plus des churros et des ménages à l'hôtel, il lui arrive de vendre des babioles aux estivants, sur le marché. Un jour, elle prend le soleil avec Ermenegildo. Il se lève, plonge dans les vagues, disparaît un instant puis ressort de l'eau et dépose dans les mains de la jeune femme de petits cailloux lisses et translucides, aux couleurs étonnantes. A la fin de la journée, ils ont tant de petits cailloux qu'ils en abandonnent une partie sur la plage. Les plus beaux, ils en emportent une grande quantité avec eux, dans des seaux en plastique oubliés par les enfants qui jouent dans le sable. Quelques jours après, les cailloux rangés dans des boîtes d'allumettes peintes en noir se vendent comme des petits pains sur le marché, ce qui fait beaucoup rire Ermé. Alma garde une boîte pour elle, en souvenir.
Nous voilà tous les deux, major. Vous, suspendu au-dessus du gouffre depuis ce jour de colère lorsque vous a saisi cette rage de mettre le feu à l'épave. Moi, témoin de l'indicible, de ce que même vous, major, qui l'avez pourtant vécu, ne pouvez ou ne voulez attester.
Pensiez-vous vraiment qu'ils vous permettraient de répandre l'essence ? Je tente de vous en dissuader, de vous convaincre de partir. Je dévale la dune pour vous empêcher d'approcher de l'épave. Et puis cette odeur nous submerge. La délicieuse odeur de pommier en fleur ou de narcisse qui, diluée dans la blondeur du jour, nous charme autant qu'elle peut nous étourdir, voire nous écœurer si elle se concentre trop. Nous respirons mal. Nous titubons. Nous voici privés de nos mouvements. Un vent brûlant soulève des tourbillons de pollen et nous aveugle de pétales, de graines soyeuses et de papillons affolés.
Près de l'épave, Alma Lorenz au bras de Gildo. Gildo parle avec une fille en haillons et un homme en smoking, le col de chemise de travers et le plastron défraîchi, comme au retour matinal d'une nuit d'alcool. Gildo et l'homme s'approchent de vous, major. L'homme s'empare de votre arme de service et la dispose dans votre main. Vous approchez le canon de votre tempe. Gildo hésite :
« Devrons-nous toujours détruire ce que nous créons ? »
L'homme répond :
« Crois-tu qu'il se prive de détruire ce que nous créons ? S'il pouvait parler maintenant, il te dirait que c'est dans l'ordre des choses. Mais l'ordre, c'est notre affaire.
— Il lutte pour une cohérence ...
— Nous nous battons tous contre un ennemi énigmatique, quelque chose de ténébreux, d'informe, qui nous réveille la nuit pour aliéner notre sommeil et qui nous endort le jour dans une dangereuse somnolence pour nous priver de nos rêves fondateurs. »
Je supplie Gildo du regard. Gildo insiste auprès de l'homme qui vient de parler :
« Le poète nous demande d'épargner cet officier. »
L'homme hausse les épaules, indifférent :
« S'il intercède en sa faveur... Tu n'as qu'à décider. Après tout, c'est toi qui a déclenché tout cela en t'amourachant de cette femme. Mais je te préviens, tu ne rends pas service à ce militaire. Il finira sa vie dans la mélancolie. »
La fille en haillons vous reprend le revolver et le laisse choir dans le sable avant de fouiller dans mes poches. Elle s'empare du petit morceau d'épave que vous m'aviez laissé et de la boîte de cailloux que je n'avais pas mentionnée dans ma déposition.
L'homme vérifie une dernière fois autour de lui :
« As-tu récupéré ton bien, Ermenegildo ?
— Oui.
— Alors, ne traînons pas ici. Ces temps nous sont hostiles. »
Et ils disparaissent tous dans l'épave.
FIN
© Éditions Orage-lagune-Express
La version intégrale de cette nouvelle que j'ai écrite à la fin des années 1990 est parue en deux épisodes dans le n° 16 (janvier 2000) et le n° 17 (avril 2000) de la revue Le Jardin d'essai et aux éditions Orage-Lagune-Express qui en conservent l'entier copyright. Tous droits réservés.