Science-fiction & réalité virtuelle (3)

Publié le 09 juillet 2010 par Zebrain
Réalité augmentée Les lunettes permettent surtout d'afficher des informations qui se surimposent à la vision normale. Dans Lumière virtuelle, de William Gibson, l'héroïne est poursuivie car elle est en possession d'une paire de lunettes qui, pour peu qu'on active sa lumière virtuelle verte, dessine les plans des projets immobiliers des promoteurs de San Francisco.

Ce qu'on appelle réalité augmentée, qui trouve des applications dans de multiples domaines, depuis la chirurgie jusqu'à l'orientation dans l'espace, est surtout une réalité commentée, qui ajoute de l'information sur une image. Ce n'est pas neuf non plus : on met de la valeur ajoutée partout. Un plan, une photo sur laquelle on a entouré des bâtiments ou nommé une colline s'apparente déjà à la réalité augmentée. On parle bien, à propos de livres, d'édition annotée et augmentée. Une voix off sur un film augmente également l'information visuelle par un commentaire. Ce désir d'enrichir le réel de façon signifiante est si ancré en nous que nous ne le percevons même plus : à l'époque du cinéma muet, un pianiste illustrait l'action en improvisant sur l'image ; depuis l'ère du parlant, la musique est un contrepoint indispensable à l'image, dont le rôle est de souligner les aspects émotionnels d'une scène. C'est si évident qu'on s'en étonne dans les rares cas où aucun thème sonore n'accompagne le film. La réalité a ensuite été contaminée par ce besoin d'illustration sonore : la musique dans les supermarchés, les apparitions d'artistes au cirque ou dans une émission télévisée, jusqu'au candidat politique qui entre en scène, pardon, monte à la tribune, sur le rythme d'une marche triomphale, rien ne saurait plus être muet s'il veut revêtir un quelconque intérêt.

Ce qui change, c'est l'interactivité et la simultanéité, tout cela s'effectuant en temps réel.

L'interaction avec l'image fait entrer l'homme dans une nouvelle dimension, où il manipule des objets éloignés. Ce pouvoir d'agir à distance fait également partie de la longue marche de l'humanité. Les armes, depuis la lance jusqu'au fusil, en passant par les missiles à tête chercheuse, ont une portée toujours plus grande et une précision toujours accrue. J'avais remarqué, dans mon roman L'univers en pièce, que l'expression « voie de communication » était tombée en désuétude avec les développements technologiques abolissant les distances. On ouvrait jadis des voies de communication en construisant des routes ou en perçant des tunnels. À présent on dit, pour la même activité, qu'on aménage des voies de transport. La communication n'est plus liée à la route, elle n'est plus physique mais immatérielle, grâce au téléphone, à la télévision, à Internet. Elle transporte de l'information et non des personnes. Avant, il fallait se déplacer pour communiquer. Le déplacement est supprimé aujourd'hui car, malgré nos envies, il est impossible de se déplacer plus rapidement qu'on ne le fait déjà, ou en tout cas d'aller plus vite que les outils technologiques qui sont devenus des extensions de nos corps. Si le titre de mon roman s'écrit sans « s » à pièce, c'est parce qu'on préfère aujourd'hui faire venir le monde chez soi que sortir pour s'y déplacer.

La commande à distance passait jadis par une interface bien concrète : un bouton à presser, une manette à relever. À présent, l'action est exécutée d'un simple geste, qui peut être un clignement de paupière, comme on l'a vu lors de la guerre du Golfe, où un pilote est désormais capable de tirer avec l'œil. Arthur C. Clarke avait stipulé, dans une de ses lois, que toute technologie suffisamment avancée est impossible à distinguer de la magie. Effectivement, un individu du Moyen-Âge, voire du XIXe siècle, trouverait surnaturel le fait d'allumer des lumières d'un simple claquement de doigts ou de commander avec la voix l'ouverture d'une porte. Il considérerait comme quasiment divine une personne manipulant des objets qui n'existent pas, comme une molécule de carbone, à l'aide de procédés haptiques et de système de vision ad hoc. C'est une autre distance dont on s'affranchit ici ; elle n'est pas seulement spatiale mais dimensionnelle, car on change d'échelle. L'homme, qui a toujours cherché à étendre son domaine d'influence partout et à tous les niveaux, de l'infiniment grand à l'infiniment petit, avec des télescopes et des microscopes, est à présent capable de toucher, virtuellement s'entend, ce qu'il ne pouvait jusqu'à présent manipuler que par outil interposé.

Cette fois, la réalité n'est pas augmentée à l'aide de l'écriture ou de pictogrammes, mais en se servant des « périphériques humains » par lesquels nous recevons de l'information. Elle sollicite de plus en plus nos sens : après la vue et l'ouïe, elle investit le toucher et l'odorat, en attendant le goût. Les gants à retour d'effort, les casques de vision équipés de lunettes stéréoscopiques sont des outils qui n'agissent plus à distance mais sur nous. C'est un fantastique renversement de perspective : le corps devient l'objet que l'on manipule via une interface. C'est lui qui devient un organe « augmenté » par les sensations qu'il reçoit.
Parler d'objet à propos de corps n'est pas anodin. Il est de plus en plus considéré comme tel. Les chirurgiens ressemblent à des plombiers s'occupant de problèmes de tuyauterie ou à des mécaniciens remplaçant les pièces défectueuses. Des analyses chimiques permettent de sonder cette machine biologique qu'on modifie ensuite par l'injection de molécules. La nanotechnologie prévoit d'y envoyer des machines servant à évaluer, modifier, réparer des cellules. Le mariage avec la cybernétique permet d'informer en temps réel « l'occupant » de l'état de son « véhicule ». Voici comment, en pleine action, un personnage de L'École des assassins, roman de Gilles Dumay et Ugo Bellagamba, reçoit dans son cerveau des informations en provenance de son corps : « Rythme  cardiaque: 55 pulsations/minute, maximum enregistré durant la course : 75 pulsations/minute, retour automatique à p.n.m. : 1% - OK, résorption nanomachines : 8 secondes ». Tout son environnement est ainsi analysé en permanence : « Augmentation de la densité de la peau : maximum tolérable. Identification de la menace : 8 fusils d'assaut AEG cal. 5.56 – cartouches équipées de projectiles full metal jacket – vitesse de la balle à la sortie du canon 1120 m.s-1.

On comprend donc pourquoi Case, le voyou de Neuromancien, qui était auparavant « branché sur une platine de cyberespace maison qui projetait sa conscience désincarnée au sein de l'hallucination consensuelle qu'était la matrice » se sent devenir une épave quand on le prive de la possibilité de se connecter : « Pour Case, qui n'avait vécu que pour l'exultation désincarnée du cyberspace, ce fut la Chute. Dans les bars qu'il fréquentait du temps de sa gloire, l'attitude élitiste exigeait un certain mépris pour la chair. Le corps, c'était de la viande. Case était tombé dans la prison de sa propre chair.

En fait, Case ne voit plus son corps que comme une interface. Il se déréalise car il ne se sent exister que dans la réalité virtuelle.


Claude Ecken