Dans un contexte extraordinairement tendu, le moindre détail a son importance. Gageons que les Américains marqueront secrčtement le coup en constatant qu’EADS North America a déposé son offre KC-X vingt-quatre heures avant la date limite du 9 juillet. Comme s’il s’agissait de dire, mine de rien : Ťnous sommes pręts, nous avons toujours été pręts, nous sommes sereinsť. Une image de tranquille assurance de futur vainqueur face ŕ l’agitation soigneusement entretenue par le lobby des anti-EADS, anti-Airbus, anti-Europe, toujours plus agressifs, soutenus par des lobbyistes chevronnés, bien sűr, mais aussi des politiciens dits ŤBoeing-friendlyť. C’est le gros avantage de la langue anglaise : elle permet de traduire une idée plutôt complexe en deux mots reliés par un tiret.
Le dossier EADS, 8.800 pages exactement, détaille une offre basée, on le sait, sur une version tout ŕ la fois militarisée et américanisée du biréacteur long-courrier Airbus A330-200. Un appareil Ťmade in USAť ŕ hauteur de 57% environ, qui serait assemblé ŕ Mobile, dans l’Alabama, s’il emporte le marché de 179 avions d’une valeur de 35 milliards de dollars environ, aux conditions économiques actuelles. Soit le premier de trois contrats successifs devant permettre ŕ terme le remplacement de plus de 500 KC-135R, trčs anciens, et qui seront bientôt ŕ bout de souffle.
Northrop Grumman, précédemment partenaire d’EADS, a renoncé ŕ participer, peut-ętre ŕ la suite de pressions politiques discrčtes. L’équipe européenne nouvelle maničre, dirigée par EADS North America, aligne néanmoins des partenaires et fournisseurs américains solides, 200 au total, parmi lesquels de nombreux ténors comme GE Aviation, Goodrich, Honeywell, Hamilton Sundstrand, Rockwell Collins, Parker Aerospace, etc.
Lors d’un épisode précédent, la proposition d’EADS l’avait emporté avant de passer ŕ la trappe aprčs une analyse critique du General Accountability Office qui avait fait peur au Pentagone. D’oů ce retour ŕ la case départ, sur base d’un appel d’offres retouché qui, a priori, pourrait favoriser le Boeing KC-767A, alias NextGen Tanker, de dimensions et de capacité d’emport moindres que celles de son rival mais, de ce fait, plutôt moins cher. Il s’agit lŕ, bien sűr, du nerf de la guerre, les avions eux-męmes, leur bras ravitailleur et leurs équipements étant sans doute ŕ l’abri de tout reproche sérieux.
C’est précisément le volet financier de la compétition qui agite l’Amérique tout entičre. L’image du tandem EADS/Airbus n’y est pas trčs bonne, dans certains milieux tout au moins, tout simplement parce qu’il traîne la réputation douteuse d’un groupe subventionné, machine ŕ fabriquer des emplois ŕ n’importe quel prix et qui achčterait des parts de marché aux dépens de Boeing. Pire, Airbus y est constamment qualifié de constructeur français, et non pas européen, accusé de tous les maux, y compris celui d’ętre Ťsocialisteť, un gros mot dans le jargon politico-économique américain.
Le secrétaire d’Etat ŕ la Défense Robert Gates éprouve les pires difficultés ŕ maintenir une attitude neutre d’homme qui pense le plus simplement du monde que c’est le meilleur candidat qui doit gagner. Il vient de recevoir un nouveau courrier incendiaire envoyé par une dizaine d’élus démocrates et républicains qui lui demandent solennellement de tenir compte des subventions européennes qui faussent les rčgles élémentaires de saine concurrence et accroissent artificiellement la compétitivité d’EADS/Airbus. Ils affirment notamment que, Ťdepuis des décennies, Airbus a bénéficié de milliards de dollars d’aides illégalesť et en concluent tout naturellement que cette situation Ťa provoqué de sérieux dommages ŕ l’industrie aérospatiale américaine, ses travailleurs et l’économieť. Trčs argumenté, si l’on ose dire, ce courrier précise que le programme A330/A340, ŕ lui seul, a bénéficié de 5 milliards de dollars de telles subventions Ťsans lesquelles Airbus n’aurait jamais pu développer et produire l’A330 et disposer ainsi de la plate-forme utilisée dans le cadre de la compétition KC-Xť.
Cette nouvelle attaque fait suite ŕ de nombreuses autres, souvent centrées sur les risques que représenteraient pour le Pentagone des fournisseurs étrangers, pire, Ťfrançaisť, qui pourraient ŕ tout moment interrompre la fourniture de pičces de rechange dans l’hypothčse d’un différend politique. Certains de ces propos sont tellement excessifs qu’ils en deviennent involontairement comiques. Ainsi, un sénateur s’est interrogé publiquement : nos pilotes, a-t-il demandé en substance, devront-ils apprendre le français pour utiliser ces avions ravitailleurs s’ils sont commandés ŕ Airbus ?
Un récent jugement emberlificoté de l’Organisation mondial du commerce, suite ŕ une plainte américaine, n’a rien arrangé. Et le verdict de ladite OMC, suite ŕ une plainte en sens contraire de la Commission européenne, attendu de ces jours-ci, vient d’ętre reporté. C’est Ťune véritable déceptionť, dit-on ŕ Toulouse ou l’on saisit l’occasion pour répéter avec perfidie Ťqu’un avion Boeing comme le 787 n’existerait pas sans subventions gouvernementalesť. A ce train lŕ, la garantie de l’emploi est assurée ŕ l’OMC pour de nombreuses années.
Heureusement, une touche d’humour involontaire vient de détendre l’atmosphčre. Une petite société peu connue, U.S. Aerospace, vient d’annoncer qu’elle aussi souhaite soumettre une offre, basée sur divers types d’avions ukrainiens de la gamme Antonov. Mais, pour cela, la date limite de dépôt des candidatures devrait ętre reportée. Robert Gates n’a pas encore répondu. Peut-ętre s’est-il précipité au drugstore du coin pour acheter des calmants. On lui souhaite bien du courage pour la suite des événements. Verdict en novembre.
Pierre Sparaco - AeroMorning